La pièce Lapidée, écrite et mise en scène au Coin de la Luna, à Avignon, est de celles qui ne laissent pas de marbre. En deux mots, Lapidée est l'histoire d'une femme, Aneke, Hollandaise. Aneke tombe amoureuse pendant ses études de médecine à Amsterdam d'Abdul, un Yéménite. Ils se marient et elle le suit au pays. Le reste est sans commentaire : vie heureuse, deux filles mais pas de garçon alors qu'elle refuse d'avoir un troisième enfant. La tradition pesante se charge de la suite. La mère d'Abdul le convainc de prendre une deuxième épouse. Aneke ne le supporte pas et pis encore, elle exprime son désaccord en public, au café. Abdul va alors lui tendre un piège pour qu'elle soit condamnée pour un prétendu adultère et elle sera condamnée à la lapidation. Une exécution publique qui existe encore dans douze pays dans le monde. Dans la première version qui avait obtenu le coup de cœur du Club de la presse en 2013, Abdul n'était pas physiquement présent sur scène. Cette année, le metteur en scène, Jean Chollet-Naguel, a proposé à l'Algérien Karim Bouziouane d'incarner le rôle, à côté des deux comédiennes suisses admirables : Nathalie Pfeiffer et Pauline Claus. Nous lui avons demandé, à l'issue de la représentation, ce qu'il pensait de ce personnage qu'on voit peu mais dont la place est centrale : «On parle beaucoup de lui, j'ai eu la même aventure en jouant Salomé, d'Oscar Wilde, je faisais Saint-Jean Baptiste, j'avais deux apparitions, et à la fin on me coupait la tête, mais il est le sujet n°1. Dans ma manière de prendre le rôle dans Lapidée, je n'ai cessé de transposer, trouver dans le négatif où est le positif dans ce que je sais de la vie. Il y a des moments, lorsqu'il parle des filles qu'il ne comprend plus, j'ai transposé. J'ai vu des Arabes arrivés à la maturité qui ne saisissent plus rien lorsqu'ils voient leurs filles voilées, ils se demandent ce qui arrive. Elles sont diplômées, ce n'est donc pas de l'ignorance, alors pourquoi ? Une génération a sauté…» Bouziouane a accepté d'interpréter ce fade et triste Abdul, même si sa carrière a connu des œuvres magistrales d'un autre acabit : «J'ai un grand amour pour la tragédie, le théâtre grec, Shakespeare, mais aussi des contemporains. Pour jouer, il faut trouver l'enjeu et ici, c'est la double culture qui interpelle. Abdul est la victime collatérale de la superstition et de la bêtise.» Pour transmettre l'hérésie d'un homme déchiré, que seul un psychiatre pourrait décoder, le comédien puise sa force dans le ressenti de ce qui lui est proche : «Jeune, en Algérie, j'ai vécu des humiliations. Dostoïevski écrit : ‘‘Il n'y a pas pire qu'un enfant humilié'.' Moi, j'ai vu mes parents humiliés, je n'en ai pas fait de la haine. En toute humilité, j'ai été sauvé. La jalousie, le regard des autres, je l'attends au coin de la rue…» Message intense lorsqu'on découvre sur la scène de Lapidée un homme qui aime sa femme européenne ; il était fier de l'avoir ramenée avec lui au pays, une civilisée ! Malgré les mises en garde de sa propre sœur, il reste prisonnier de préjugés et de traditions infâmes et laisse aller à son terme le processus judiciaire dont il connaît l'issue : devoir jeter lui-même la première pierre… «Ce n'est pas moi qui jette cette pierre, c'est Allah», clame-t-il, transmettant un frisson dans la salle. Pour Karim Bouziouane, c'est «un revirement inouï. J'ai connu des hommes qui ont abandonné des femmes et des enfants ici pour retourner au pays, refaire leur vie, se laisser pousser la barbe et porter laâbaya, j'en connais plein des histoires. Là, c'est insensé ! Abdul a passé un cap, il a vécu en Occident, a ramené une femme, médecin comme lui. C'est inimaginable, et pourtant ! Ce n'est pas un radjel, comme on dit chez nous. Pauvre Abdul, j'ai de la compassion pour lui, de l'empathie, je me dis pauvre gars, vraiment.» Voilà une histoire qui fait mouche et déclenche mille et une réflexions.