Il suffit de peu pour qu'ils affichent leur exaspération et leur colère contre un système qui refuse de laisser la moindre place à la citoyenneté. On disait des Libanais qu'ils vivaient intensément ou en avance sur leur temps, dépensant vite ce qu'ils gagnent, craignant toujours un retour à la guerre civile même si celle-ci paraît invraisemblable. Car si les troupes syriennes ont bien quitté le Liban après y avoir passé trois décennies et que le pays vit en paix depuis la conclusion des Accords de Taef en 1989, le changement tant attendu tarde à venir et tout, en l'état actuel des choses, laisse penser que les Libanais en sont bien loin. Et tout, en fin de compte, est lié au système encore et toujours basé sur ce fameux Pacte national, un accord verbal conclu en 1943, répartissant le pouvoir entre les différentes confessions. Comme cette histoire d'ordures qui s'amoncellent depuis des mois, ne laissant d'autre choix aux Libanais que d'interpeller les autorités du pays. Des dizaines de jeunes ont effectivement occupé, mardi, le ministère libanais de l'Environnement avant d'en être chassés, réclamant la démission du ministre, expression d'un ras-le-bol au regard de manifestations inédites contre la corruption de la classe politique. Cette escalade surprise est intervenue alors que le délai fixé par la campagne citoyenne pour obtenir la démission du ministre en charge de cette question venait à expiration, un fait rare dans la vie politique dans ce pays. Ni trop ni trop peu, juste ce qu'il faut pour bousculer l'ordre établi et surtout tenir à distance ceux qui seraient tentés de récupérer ce mouvement ou d'en profiter et commettre l'irréparable. Un défi fabuleux qui tranche avec les vieilles querelles qui se réglaient par les armes, et il l'est d'autant plus que pas la moindre référence n'est faite aux origines des manifestants. Des «citoyens libanais», se contente-t-on de dire, dépassant les vieux clivages confessionnels dans lesquels ils sont toujours enfermés et qui permettent tous les abus, puisque l'on parle aussi des tares du système. Comme la corruption. Ou encore que le Parlement se soit «auto-prorogé». Les députés ont effectivement prolongé à deux reprises leur propre mandat depuis les élections en 2009, en raison des divisions politiques, ce que les militants qualifient d' «illégitime». Ils se montrent également incapables d'élire un président de la République, poste vacant depuis mai 2014. En plus du règlement de la question du traitement des déchets, les protestataires réclament l'organisation de nouvelles législatives. Le pouvoir n'a pas encore officiellement réagi aux revendications de la société civile. Le président du Parlement, Nabih Berri, un des leaders de la classe politique conspuée par les militants, a appelé à un dialogue entre dirigeants le 9 septembre, mais les manifestants ont dénoncé cette initiative comme un moyen de détourner l'attention. Voilà donc, en partie du moins, l'origine de la crise actuelle, alors qu'il est de plus en plus question de système dont se sont emparés de nombreux analystes, eux-mêmes se heurtant aux limites qu'il leur impose. L'un d'eux, emporté par le courant contestataire de 2005, a vite fait de se raviser en parlant de «retour en force de la politique traditionnelle et du confessionnalisme, prépondérance de l'Etat-zaâmat sur l'Etat de droit, difficulté de trouver une brèche au sein du système pour générer un renouveau». Un autre est allé jusqu'à affirmer que le pays a régressé en dix ans. Aucune force «alternative véhiculant un projet politique transcommunautaire n'a vu le jour». L'on assisterait même, selon lui, à « un retour en force des partis sectaires ou associés aux années de guerre… balayant tout espoir de renouvellement de l'élite politique, basé sur la laïcité, la méritocratie et une culture citoyenne». C'est ce clivage que des Libanais tentent de combattre. Ils sont de plus en plus nombreux à y prendre part.