Allaoua Aït Mebarek. Fines moustaches et chèche noué autour du cou en passionné invétéré du désert. Cœur grand comme un «comité de gestion» pour paraphraser Sénac. Elégance toute en simplicité et sourire aux lèvres aux quatre saisons, qu'il pleuve, qu'il «soleil» ou qu'il «bombe». Allaoua l'infatigable, l'inusable qui avait épousé le métier et, plus que le métier, la «cause journalistique», au point d'en faire un sacerdoce en ces temps assassins des nineties où arborer une carte de presse était tout sauf anodin. Allaoua. Ma grande école de journalisme. Un journalisme humain, curieux de tout, tourné vers les gens. La société. D'où sa passion du terrain. Du reportage. D'une certaine façon, je lui dois la vie : deux jours avant l'attentat, il m'avait envoyé en reportage à Tam. Allaoua l'ouvreur d'horizons, le catalyseur d'imaginaires quand toutes les perspectives sont bouchées. Allaoua. Un prénom gravé à jamais dans mon cœur en charpie. Allaoua. L'énarque féru de culture, de littérature, de malouf et d'Aït Menguellet, et qui aurait pu finir wali ou ministre des Travaux publics, mais préféra les travaux poétiques ; la grisaille en préfabriqué de la Maison de la presse et sa buvette lugubre aux bureaux capitonnés des postes chics et confortables. Allaoua le gentleman chambreur qui nous surnommait, nous, ses ouailles, les jeunes pousses du métier : «El Fawdha» (littéralement : l'anarchie). Et sa manie de nous gribouiller les pattes au stylo en s'esclaffant comme un chérubin farceur. Allaoua que la mort a surpris dans son sanctuaire de toujours : la rédaction du Soir qu'il arpentait électriquement dans tous les sens, courant d'un service à l'autre en distribuant tapes sur l'épaule et bons mots, consignes et conseils amicaux, sans jamais heurter personne, sans jamais jouer au chef. Gourou libertaire qui s'en fichait des hiérarchies. Jamais jugé utile de rappeler qu'il était tout de même notre vénérable «directeur de la rédaction». Son aura suffisait à fabriquer le journal en tenant la cadence de ces jours infernaux. Pour nous tous, il était simplement, fraternellement, «Allaoua». Mentor humble et bienveillant. Monument d'intelligence éditoriale et d'humanité. Fauché à tout juste 40 ans alors qu'il était en train d'éplucher le rouleau «dépêches» du télescripteur en faisant le tri dans les bruissements du monde. De Tanalt à l'ENA Vendredi 15 janvier 2016. Rendez-vous est pris avec Youcef à 13h, chez lui, à Aïn Taya. Youcef Aït Mebarek est le frère aîné de Allaoua. Il en a d'ailleurs les traits, la bouille joviale, le timbre affectueux, la générosité débordante. Youcef eut l'amabilité de m'inviter à déjeuner avec l'ensemble de la famille et je me sentis d'emblée parmi les miens. Saïd Aït Mebarek alias SAM, neveu de Allaoua et correspondant du Soir d'Algérie à Tizi Ouzou, eut la gentillesse de se joindre à nous, de même que Salem Amri, ancienne gloire de la JSK et ami de longue date de la famille. Et tous ensemble d'égrener les dates marquantes du parcours de Allaoua, entre rires et émotion. J'apprendrai que Allaoua Aït Mebarek est né le 4 septembre 1956, au village de Tanalt, dans la commune d'Imsouhal, près de Aïn El Hammam. Il obtient un bac lettres en 1975 après avoir transité par le lycée Abane Ramdane, à El Harrach. «Il avait comme copain de classe Ali Ideflawen», se souvient Youcef. Alloua s'inscrit d'abord à la fac centrale pour une licence de lettres françaises avant de bifurquer vers l'ENA, l'Ecole nationale d'administration. En 1982, le voici auréolé du très prestigieux titre d'Enarque. «Il avait comme copain de promo Abdelkader Ouali (l'actuel ministre des Travaux publics, ndlr). Une amitié forte les unissait», souligne Youcef. Saïd enchaîne : «Il a eu sa première affectation juste après. Il devait prendre une direction au ministère des PTT. Au lieu de quoi, il a choisi de partir en France pour préparer un doctorat en droit international». C'est à Paris que Allaoua connaît sa première expérience dans le monde des médias, en devenant animateur au sein de la radio Tiwizi (solidarité en kabyle). «A Paris, il a fréquenté le milieu culturaliste amazigh. Il était très impliqué dans le militantisme culturel en faveur de la cause berbère, au détriment de son doctorat», poursuit Saïd. C'est ainsi qu'il se lia d'amitié avec Cherif Kheddam. «Il a animé plusieurs de ses galas», glisse Youcef. Saïd précise dans la foulée : «Allaoua était dans le brassage des cultures, ce n'était pas un berbériste exclusif. C'est quelqu'un qui aimait l'andalou, Fairouz, Cheikh El Afrite… Il avait des goûts éclectiques. C'est grâce à lui que j'ai aimé l'andalou, que j'ai découvert la chanson orientale, parce que, étant adolescent, j'étais tout le temps dans ses basques. Du coup, j'ai beaucoup appris de lui» Interview décisive avec Ali Fergani En 1986, Allaoua rentre au bercail et passe dans la foulée son service militaire. A la fin de son passage sous les drapeaux, une nouvelle ère s'ouvrait avec les événements d'Octobre 88 qui allaient accoucher de la presse indépendante, «l'aventure intellectuelle». Le Soir d'Algérie voit le jour le 3 septembre 1990. Allaoua rejoint très tôt l'équipe dirigée par Zoubir Souissi. Le jeune énarque est mis à l'essai. «Son premier article était une interview avec Ali Fergani, organisée par mon ami Salem Amri», raconte Youcef. Pour un coup d'essai, c'est un coup de maître, comme on dit. Alloua épate. Il est recruté sur-le-champ. Ses goûts marqués pour les choses de l'art font que, tout naturellement, il est versé dans la «culturelle» où il enchante et régale. «Il s'est fait remarquer dans le reportage aussi», ajoute SAM. «Il avait fait beaucoup de reportages, notamment dans le Sud». «C'est ainsi qu'il s'est fait un nom et a très vite pris du galon. Ses compétences sur le plan académique, son statut d'énarque et de doctorant, ses qualités rédactionnelles, son immense culture, ses qualités humaines, sa personnalité, tout cela a fait qu'il s'est retrouvé aux premières loges de la rédaction du Soir», argue Saïd. Le petit Allaoua, né un 11 février 2010 ! Le 23 juillet 2011, l'association culturelle Allaoua Aït Mebarek, basée à Tanalt, a pris la louable initiative de rendre hommage aux martyrs du village tombés durant la décennie noire. Elle a même érigé une stèle à la mémoire de Allaoua et de deux autres citoyens de Thadarth, Akir Salem et Ouramdane Aït Mebarek, deux jeunes appelés assassinés dans les années 1990. Cet élan citoyen mérite d'être vigoureusement salué. Toujours dans le registre du travail de mémoire, Saïd a réitéré le souhait de voir le nom de Allaoua Aït Mebarek gravé au fronton d'un édifice public. Et de me raconter comment, peu après la disparition brutale de son oncle bien-aimé, il avait entrepris des démarches pour obtenir qu'un lycée de Aïn El Hammam soit baptisé au nom de Allaoua. Malgré la disponibilité du maire, soutenu par le wali de Tizi Ouzou, le projet n'a jamais vu le jour. Et pour cause. «Il nous fallait l'aval des moudjahidine et, paradoxalement, c'est un ancien moudjahid de notre village qui a opposé son veto», regrette Saïd. Son récit me laisse sans voix. Loin de se décourager, SAM a interpellé Hamid Grine à l'occasion de la Journée nationale de la presse, le 22 octobre 2015, et a obtenu un engagement ferme de la part du ministre de la Communication d'œuvrer pour attribuer le nom de Allaoua Aït Mebarek à un établissement public. Pourvu qu'il tienne parole ! En attendant que cette œuvre de reconnaissance aboutisse, le sort s'est chargé de faire les choses à sa manière : en tenant dans mes bras l'un des petits-fils de Da Youcef, quelle ne fut ma surprise d'apprendre qu'il naquit un 11 février. Précisément le 11 février 2010. Et il a été bien sûr prénommé Allaoua. Farès-Allaoua. Ce clin d'œil du destin vaut, me dis-je, tous les hommages officiels... Merci pour tout ce que tu m'as appris, Allaoua ! Merci de m'avoir sauvé la vie !