Depuis quasiment 1988, l'Algérie est entrée dans un cycle ininterrompu de violence atteignant des pics vertigineux durant la décennie 1990. Le début des attentats en 1991, touchant d'abord les militaires, les policiers, puis les journalistes, les intellectuels et les artistes, a attisé le feu en la demeure. Nous étions attristés dans notre proximité amicale et professionnelle immédiate. Pendant des années nous fûmes abonnés aux funérailles. Le cimetière était presque devenu un lieu de sociabilité. Et avec ces pertes considérables et trop rapides, nous avions à peine le temps de faire nos deuils que déjà d'autres nous accablaient. La tragédie eut deux conséquences : l'hommage d'abord dû à ces martyrs comme un devoir de résistance. Et la seconde conséquence, moins positive celle-ci : la surenchère dans la proximité avec les disparus, autrement dit la revivification du culte des morts dans son aspect le moins glorieux. Il faut rendre hommage, car c'est ainsi que l'on perpétue l'esprit de résistance que fut celui de nos amis. Mais rendre hommage à qui ? Nous avons eu tant de victimes. S'il convient de les évoquer dans leur totalité, il faut aussi se remémorer chacun d'eux. Je repense à Mohamed Dorbhan, mort le 11 février 1996, victime de la voiture piégée qui a ravagé les locaux du Soir d'Algérie, avec les regrettés Allaoua Aït Mebarek, Djamel Derraza et les 26 personnes qui se trouvaient ce jour-là rue Hassiba Ben Bouali. Même en ces temps où la mort violente était banalisée, la sauvagerie d'un tel attentat avait soulevé l'indignation de l'opinion publique algérienne pourtant aguerrie à la douleur. Quant à l'opinion internationale, il faudra attendre 2015 et l'attentat contre Charlie Hebdo pour qu'une partie d'entre elles découvre a posteriori que ce n'était pas la première fois que des intégristes s'attaquaient férocement à la liberté de la presse. Mohamed Dorbhan donc. Je l'imagine avec son air amusé d'enfant facétieux en train de ciseler quelque billet satirique comme il savait si bien le faire lorsque cette satanée voiture piégée le ravit à «la famille qui avance». Car Dorbhan faisait vraiment partie de ceux qui, par leur façon de voir et de donner à voir le monde, incarnaient une Algérie créative, ouverte, libre et bien dans sa peau. Par où commencer l'évocation ? Peut-être par le début. Le tout début même, c'est-à-dire à L'Unité, au milieu de ces années 1970 si fertiles lorsque avec ses compères, entre autres, Abdallah Dahou, ils avaient créé un service de caricatures. Dorbhan, alors très jeune, était celui qui parlait le moins. Mais il avait le regard éveillé de celui qui captait tout. Il affichait ce sourire en coin qui révélait une intelligence aiguë. Comment un sourire peut-il témoigner de l'intelligence ? Va savoir ! Ce caricaturiste à l'humour anglais, froid et confinant à l'absurde était démangé par l'écriture, et il s'avéra aussi bon chroniqueur que caricaturiste. J'avoue l'avoir très peu fréquenté à L'Unité, mais je devais le retrouver et davantage l'apprécier à Algérie Actualité, puis à L'Hebdo Libéré. Dans ce dernier, j'avais imaginé une rubrique intitulée «Haché menu», laquelle consistait à passer à la moulinette des propos de faits d'actualité en un exercice qui se voulait hautement satirique. Connaissant sa compétence dans ce registre, j'avais dès le départ associé Dorbhan à cette rubrique. Au bout de 2-3 numéros, je lui en confiais la charge. Son talent en fit une petite institution dans le journal. A Algérie Actualité, tout en poursuivant son activité de caricaturiste, il tenait la chronique télé. Je m'aventure à soutenir que chez Dorbhan, avant Algérie Actualité, caricature et écriture étaient du même niveau. Puis, progressivement, l'écriture prit le dessus. Demeurait cependant une interaction, car le dessin satirique imprégnait l'écriture porteuse d'humour et fertilisée par une culture que je ne saurais qualifier autrement que d'impressionnante. Même s'il était très peu prolixe, Dorbhan paraissait avoir tout lu, tout vu. J'étais alors certain qu'un tel créateur, sensible aux pulsations de son époque, devait avoir son petit jardin littéraire. Je ne sais plus qui de lui ou de moi en avait le premier parlé, mais un jour il me demanda si je voulais bien lire son manuscrit en fin de chantier. Je ne fus pas surpris de la qualité de ce thriller qui, des années après sa mort, serait publié par ses amis sous le titre de Les Neuf jours de l'inspecteur Salaheddine. J'ai raconté dans La Traversée du somnambule comment vers 1992, je devais publier un recueil de poésies à Alger. Je demandai à Mohamed Dorbhan, qui était aussi un excellent graphiste, de me faire une couverture pour ce livre. Il stylisa un abat-jour pris en photo. Le livre n'ayant pu se faire à ce moment-là en Algérie pour les raisons que l'on imagine, je le portai en France à la publication. Evidemment, il fallut envisager une autre couverture. Je conservai le dessin de Dorbhan dans un dossier que j'entreposai dans une pièce en sous-sol. Le jour où j'appris qu'il avait perdu la vie dans cet attentat à la bombe au Soir d'Algérie, je me précipitai dans ma petite caverne d'Ali Baba pour retrouver ce dessin. La pièce venait d'être inondée et le dessin était perdu. Mais pas le souvenir de Mohamed Dorbhan. 20 ans après sa mort, on a l'impression qu'il est encore par là et que d'un moment à l'autre il va apparaître dans le cadre d'une porte, souriant et silencieux.