Louisa Hanoune avait averti : composer avec les oligarques, c'est faire entrer les loups dans la bergerie. La passionaria avait, en fait, mis en garde les autorités officielles contre la montée des forces occultes de l'argent qui devenaient un peu trop envahissantes dans le paysage politico-économique algérien au point de se confondre souvent avec les sphères de décision. A l'ombre d'un pouvoir en quête de légitimité où l'espace économique est pratiquement dominé par l'informel, cette nouvelle race d'affairistes a su mener son chemin, construire sa voie avant de prendre du volume, de l'assurance et de… l'autorité. Mais elle n'aurait jamais pu prospérer sans la bénédiction du clan présidentiel qui voulait faire d'elle un redoutable groupe de pression pour se maintenir. Sous prétexte de «libéraliser» un secteur économique miné par ses défaillances structurelles, le sérail n'a pas trouvé meilleure solution à la crise que de signer un pacte dangereux avec le monde du business, dont la seule idéologie reste le profit. Le summum et les signes révélateurs de cette accointance pouvoir-oligarchie ont été atteints lors de la cérémonie d'investiture du nouveau patron du Forum des chefs d'entreprises (FCE) à laquelle ont pris part l'ensemble du gouvernement, à leur tête le premier ministre, et le secrétaire général de l'UGTA comme signe de ralliement de l'instance syndicale à un patronat ayant, en cette circonstance privilégiée, le sentiment d'avoir réussi le coup de force qui allait confirmer sa vertigineuse ascension. Le spectacle avait quelque chose d'irréaliste. Tout un Exécutif venu cautionner la puissance d'argent tout en lui ouvrant de larges brèches sur le plan politique. Devant une opinion publique médusée, la classe dirigeante a assumé ses positions. Désormais, les puissants, ceux qui se sont bâti des fortunes pas toujours nettes, peuvent être considérés comme les alliés du régime. Le pouvoir leur tend la main et attend en retour un soutien sans faille. C'est la règle du jeu qui va aiguiser les ambitions de cette caste et, en même temps, lui garantir une certaine impunité. Car protégée par les hautes instances, elle ne se fera pas prier pour occuper le terrain et s'ingérer parfois dans des affaires qui la dépassent, même si l'intérêt du pays en pâtit. Faut-il s'étonner dès lors de voir les tentacules de cette oligarchie s'étendre aux institutions de l'Etat où sa présence pèse de plus en plus ? Ce serait «couvrir le soleil avec un tamis», pour reprendre l'adage populaire. Ceci pour répondre un peu à l'air effarouché qu'a pris le Premier ministre pour manifester son ire contre le comportement — jugé inélégant et franchement désinvolte — du chef du patronat lors de la séance d'ouverture du Forum africain d'investissement et d'affaires tenu à Alger. Haddad n'aurait pas respecté, selon l'anecdote, l'ordre protocolaire de cette importante assemblée en prenant la parole notamment avant le ministre des Affaires étrangères, et c'est ce qui a vite dégénéré en minicrise institutionnelle. Sellal, furieux d'une telle offense, a donc marqué son courroux en quittant précipitamment la salle, suivi de tous les membres du gouvernement présents, alors que le «Berlusconi algérien» entamait à peine son discours. Le geste du Premier ministre a été interprété comme la marque d'une violente désapprobation de la liberté d'action prise par le chef du patronat, qui incarne à lui seul la force oligarchique montante, alors que ce dernier a tenté désespérément de minimiser les faits en invoquant un couac protocolaire imputé à une modératrice qui avait la tête ailleurs... Au-delà du peu de cordialité ou de révérence accordé à un évènement économique dans lequel l'Algérie misait son prestige et jouait certainement gros quant à ses prétentions futures dans la politique d'investissement qu'elle compte engager dans le continent africain, la confrontation entre le Premier ministre et le chef du patronat est loin d'être un incident banal qui relèverait d'une simple saute d'humeur. Si les détails de cette grave affaire, rapportés par quelques journaux électroniques, font état d'une profonde désorganisation et de lacunes en matière de représentativité dans lesquelles les responsabilités sont partagées entre le ministère des Affaires étrangères et le FCE, il est surtout question du premier gros hiatus qui ressemblerait à un véritable clash entre l'Etat et la caste affairiste qui vient opportunément de tester ses capacités de domination pour ses intérêts à veniret qui attend le retour d'écoute pour aviser. Fort de ses liens puissants avec le clan présidentiel, l'oligarchie ne se donne visiblement plus de limites pour imposer sa présence, comme s'il s'agissait d'un rouage incontournable dans la gestion des affaires du pays, et c'est cette attitude proche de l'arrogance qui commence à faire peur aux représentants de l'Etat. La colère de Sellal a donc un rapport direct avec cette outrecuidance qui marque à chaque fois des territoires au point de devenir par moment incontrôlable. Mais le Premier ministre, comme beaucoup de personnalités de l'Etat, ne peut plus aujourd'hui, face à la menace des forces de l'argent, dire qu'il a été pris de court. Il ne peut pas dire que le comportement de Haddad — qui n'est que l'incarnation d'une frange de l'oligarchie dominante parmi tant d'autres — ait été une surprise pour lui. En somme, il ne peut pas dire qu'il ne savait pas puisque lui-même a contribué à l'expansion du richissime homme d'affaires dans la sphère politique et médiatique, jusqu'au jour où l'offense lui est revenue comme un foudroyant boomerang. On ne sait si cet esclandre entre les deux hommes — dont les intérêts ne sont pas si éloignés — aura des suites, mais ce qui est sûr, c'est que la puissance d'argent a gangréné des pans entiers de la gouvernance. Les scandales de l'argent mis dans des comptes offshore par des pontes du régime ne sont, dans cette optique, que la partie cachée de l'iceberg. Louisa Hanoune ne fabulait pas.