Depuis des années, ces deux militants infatigables alertent sur l'ampleur et la gravité des dégradations que subit la steppe, un milieu où ils ont été élevés et qu'ils ont connu sous un meilleur visage. Il suffit en effet de sortir des villes où naguère l'alfa recouvrait les champs, ployant sous les caresses du vent comme une immense vague, pour se rendre compte des blessures que les hommes infligent à ces étendues. Il y a en premier lieu la quasi-disparition de cette plante, emblème de cet univers agropastoral où le mode de vie et de production avait respecté des règles immémoriales. Conséquence : on a cessé de fabriquer à base de sa pâte un papier réputé pour sa qualité. La plante ne survit, désormais, que dans les zones de mise en défens. Dans la wilaya de Naâma, « le ventre mou » dans le dispositif de défense contre l'avancée du sable, l'alpha ne couvre plus que 1.200 hectares. Le complexe de cellulose de Mostaganem a fermé depuis des années et les trains ont cessé de transporter cette matière vers le Nord. Les voyageurs aussi d'ailleurs. Les troupeaux de moutons ont également cessé de s'alimenter d'armoise et d'alfa. Les éleveurs comptent davantage sur l'aliment importé pour nourrir le cheptel même si pour certains il faut parcourir des centaines de kilomètres pour l'acquérir. La steppe subit surtout les contrecoups de la modernité envahissante. « Les hommes qui marchent », pour reprendre le titre du premier roman de Malika Mokkadem, ont cessé d'arpenter les étendues steppiques et les tentes ont presque disparu du paysage. « Fils de grande tente » n'a presque plus de sens. « Il ne faut pas se leurrer, même le mode d'alimentation a changé dans les foyers envahis par les chaînes satellitaires. Le poulet inconnu et plat dévalorisant est désormais très prisé », constate Bendahou, militant actif dans la ville de Mecheria. C'est en fait des pans de toutes les traditions culturelles avec la poésie, la musique bédouine ou les rites liés à la cavalerie qui ont presque cessé d'exister depuis une vingtaine d'années. Le pouvoir des tribus qui se sont effritées aussi « ne ressurgit que lors des élections », relève un forestier en retraite. A l'heure où l'on parle d'économie verte, de valorisation des terroirs, c'est pourtant tout ce patrimoine à valoriser qui peut être une source de revenus. Une région comme Saïda abrite le mouton rouge dont parlait déjà Hérodote. Qu'a-t-on fait pour en créer un label ? Les plantes médicinales dont regorge la steppe ne sont pas à dédaigner non plus. La steppe est en sursis pour les uns. Il est possible encore d'en sauver son écosystème fragile, répliquent d'autres. Pour Tayebi, qui active dans l'association « Essalem El Akhdar » de Sougueur, « les dégâts sont considérables, voire irrémédiables ». Labours catastrophiques Comme beaucoup d'autres, il pointe du doigt les labours de milliers d'hectares qui fragilisent la terre. Il est de ceux qui estiment « que la steppe est un territoire de pacage dont les terres ne devraient pas changer de vocation ». Beaucoup de personnes dans les wilayas steppiques comme Naâma, Saïda voient d'un mauvais œil le recours pour le reboisement à des arbres comme le pin d'Alep. La distribution de milliers d'hectares aux investisseurs ne trouve pas également grâce à leurs yeux. Rabhi, qui a fait ses études en Hongrie et dirige un projet d'investissement privé dans une commune très pauvre de la wilaya de Saïda (Sidi Ahmed), ne partage pas ces avis tranchés. « Des expériences ont été menées dans d'autres déserts comme la Californie », assène-t-il. Pour lui, « on peut produire de l'huile extra vierge, de la cerise etc. mais dans des périmètres bien limités ». Il consent toutefois à reconnaître que le labour dans la steppe est une vraie catastrophe. La couche arable est très mince et après un labour ou deux, le sable règne en maître. De fait, c'est toute la problématique de la désertification qui, en filigrane, refait surface. D'aucuns pensent que le sable avance, grignotant chaque année des kilomètres. Il suffirait alors de planter des arbres qui empêcheraient cette remontée des dunes vers le Nord. Le fameux barrage vert est vu comme un rempart idéal. « Il ne s'agit pas de désertification mais de désertication car l'homme, par ses actes et son inconscience, peut créer des déserts », nuance Bendahou. En fragilisant la steppe par le labour intensif, on favorise justement cette avancée du désert. A l'heure où le gaz de schiste soulève la passion « d'écologistes intéressés », c'est plutôt vers cette steppe qui subit dans le silence les outrages qu'il faut se tourner.