« Ici, le froid est mordant », disent les habitants. La neige a déjà fait son apparition sur les montagnes qui cernent la ville. Des silhouettes furtives emmitouflées dans d'amples kachabias traversent l'hiver précoce. A Batna, on est subitement passé des résidus caniculaires quand le mois de novembre s'entête à voler des parcelles d'été, à l'hiver et ce vent qui a hurlé toute la nuit pour annoncer la pluie. Je marche le long du boulevard – la route de Biskra – et je suis assailli par les souvenirs. Il y a 35 ans, j'y venais pour passer mon service national. La ville a complètement changé d'aspect et on ne voit plus les montagnes qui l'entourent, tant les hautes bâtisses ont poussé de toutes parts. Jadis, les maisons basses aux tuiles rouges étaient plus nombreuses que les quelques rares édifices administratifs qui masquaient la vue. On avait alors la neige à portée de regard. Aujourd'hui, la neige, on la sent dans son froid pernicieux mais on ne la voit pas. Sauf quand elle étale son manteau cotonneux jusque sur les artères de la ville. Le rendez-vous avec Amor est encore loin et je m'attable dans une cafétéria bruyante, plongée dans la fumée des cigarettes et la buée. Amor fut un précieux compagnon durant le service national et il nous gava de galette rekhsisse (Ftir à Alger) qui nous tenait chaud dans les journées glaciales de janvier. Longtemps après le service militaire, le souvenir reste ineffable et on n'en garde que les fourires quand le sergent nous faisait ramper sur le sol gelé... Amor paraît dans l'embrasure de la porte du café. Il s'est épaissi et ses cheveux ont viré au gris mai je l'ai tout de suite reconnu à son éternel air rieur. Il moque ma calvitie et on sort après avoir avalé un khoundjlane brûlant, boisson fortement épicée et typique des Aurès. Nous nous installons dans sa voiture et prenons la route de Constantine après une virée au marché central de la ville où Amor fait quelques courses. En l'attendant, je me dégourdis les jambes. Le marché avoisine le théâtre régional sorti de l'anonymat par la grâce d'un travail de qualité de sa troupe. Le défunt Azzedine Medjoubi est passé par là et a largement contribué à l'essor du 4e art à Batna. En face, le marché aux oiseaux occupe la vaste place qui abritait jadis l'église, superbe bâtisse gothique complètement rasée en 1970 par le wali de l'époque. Amor revient les bras chargés de victuailles et nous nous frayons difficilement un chemin dans le flot incessant de voitures. Ici, les embouteillages ne s'estompent que lorsque la nuit est bien avancée. Le tribut du développement sans doute. Car Batna est vite devenue un carrefour commercial incontournable. D'ailleurs, les historiens attribuent l'origine de son nom au mot « ventre » en arabe, pour dire que la cité cultivait depuis longtemps sa vocation de carrefour. La ville antique fut, dit-on, ensevelie par un gigantesque glissement de terrain et ce n'est qu'en 1848 que fut signé son acte de naissance après que l'armée coloniale eut bivouaqué dans ce lieu à égale distance entre Biskra et Constantine, ce qui fera d'elle une ville-garnison. Nous sortons enfin de la circulation infernale et nous nous apprêtons à parcourir la vingtaine de kilomètres qui nous séparent de l'exploitation agricole de Amor. Il a hérité de son défunt père une ferme et tient à me faire l'honneur de la visiter. J'ai demandé à mon hôte une faveur : manger la fameuse chakhchoukha oumerzaïme, galette cuite passée au pilon (errzama) et arrosée d'une sauce rouge relevée de d'hen, beurre salé et très fort au goût. Un régal que nous préparait la défunte mère de Amor lorsque nous faisions le mur pour aller faire ripaille chez lui. A l'époque, Amor n'habitait pas l'exploitation agricole familiale et c'est après l'avoir héritée qu'il a décidé d'en faire une ferme laitière. A l'instar de toute la région de Batna devenue en deux décennies un véritable bassin laitier. La ferme sent la vache et la campagne et oumerzaïme est un délice, dégusté entre les souvenirs hilares de l'armée et ceux qui sont passés depuis que le temps a neigé sur nos cheveux...Dehors, le froid s'est bien installé et il s'est remis à pleuvoir. Retour à Batna par les célèbres allées Ben Boulaïd, pour une virée à Timgad. Les ruines romaines sont majestueuses sous la pluie et dégagent ce on ne sait quoi de vieille nostalgie. A quelques pas du théâtre antique, un jeune garçon vend des cigarettes, indifférent aux nombreux siècles qui le séparent de cette cité qui l'a vu naître. Pour lui, le festival qui s'y tient chaque année est une aubaine pour les affaires. Au retour, on fait un crochet par Tazoult et sa sinistre prison. Si on a le temps, on fera une virée à N'gaous. Juste pour visiter la plus vieille mosquée des Aurès et les tombeaux des sept dormants.