Rabah Belamri, écrivain qui a immortalisé ses souvenirs d'enfance dans son livre « Le Soleil sous le tamis », évoque Leilet El Qadr, une nuit à nulle autre pareille qui enchante les adultes et les enfants. Le vingt-septième jour de Ramadan revêtait un cachet spécial. C'était un peu comme le point d'orgue dans le cours du carême, l'instant de la mise au point spirituelle. Le soir, on remplaçait l'habituelle chorba par un couscous traditionnel plus en accord avec l'esprit de recueillement du moment, et l'homélie de l'imam, à la mosquée, était longue et fervente. Cette nuit est appelée la nuit du Destin. Dans la mythologie islamique, elle correspond à la célèbre nuit où le Prophète Mohamed, isolé dans sa grotte, reçut, par la médiation de l'ange Gabriel, la révélation et les premiers versets coraniques. Chez nous, cette nuit très sainte était réputée pour ses miracles et elle était attendue avec une grande espérance. A un moment impossible à déterminer et du reste aussi fugace qu'un éclair, le ciel étoilé devait virer au vert, la couleur du paradis, puis s'échancrer en son milieu, livrant passage à un cortège d'anges psalmodiant les splendeurs d'Allah ; tout témoin du phénomène qui formulerait un vœu serait sur-lechamp exaucé. La tante Zouina nous racontait souvent l'histoire de cette jeune fille que la nature avait affligée d'une tête pas plus grosse qu'une noix de sorte qu'elle était perpétuellement en butte aux moqueries de son entourage et désespérait de jamais se marier. Or, il advint qu'elle veillât la nuit du Destin, la tête passée par une lucarne, et assistât à la descente des anges. Elle exprima à brûle-pourpoint son souhait le plus cher, qui était d'avoir une tête aussi volumineuse qu'une citrouille, et le miracle s'accomplit aussitôt, multipliant la grosseur de la tête lilliputienne qui resta coincée dans l'embrasure de la lucarne. Dans les derniers jours de carême, on aimait évoquer l'état de santé du révérend Ramadan, identifié à un vieillard à l'automne de sa vie après avoir été un ange radieux. On commençait par dire qu'il était très affaibli et que son état allait de mal en pis. Le 27, il perdait l'ouïe ; le 28, la vue ; le 29, l'usage de ses membres et le dernier jour du mois, au soir, lorsque le croissant de la nouvelle lune s'esquissait dans le ciel, il rendait l'âme et ses filles, les houris, le pleuraient à chaudes larmes. Plus la santé de l'ange se détériorait et plus la mine des jeûneurs se détendait. La plupart des gens cachaient à peine leur soulagement : Il est bien fini, le Ramadan ! Tant mieux pour nous ! Il faut dire qu'il nous a vidés de notre substance. Que Dieu nous pardonne ! C'était dur. Dans ces derniers jours, notre grand désir, nous les enfants, était d'obtenir, de nos parents, l'autorisation de nous essayer à la diète. Nous pouvions ainsi prendre part, au moins une fois, au mystérieux repas de minuit où l'on buvait du café au lait et mangeait des olives et des piments vinaigrés. Quand cette faveur nous était accordée, nous nous faisions un point d'honneur de ne pas nous plaindre de la faim. Pour prouver les uns aux autres que nous jeûnions réellement, nous exhibions sans arrêt la langue.