C'est dans la nature des choses, dans l'ordre du vivant : toutes les sociétés produisent de la violence dans le temps et dans l'espace et à des degrés divers. La question n'est donc pas de savoir pourquoi l'humain est violent, même si tous les humains ne le deviennent pas, mais pourquoi des individus et des sociétés sont plus violents que d'autres et surtout qu'elles génèrent de plus en plus de violences à caractères multiples. C'est le cas de l'Algérie où, après la violence des années les plus noires du terrorisme à grande échelle, le pays sombre dans une violence presque ordinaire. Violence polymorphe, endémique et en forte croissance. Violences sociales, économiques, ethniques, terrorisme résiduel, diffus et permanent Délinquance petite et grande, violences urbaines et sur les routes, criminalité en hausse, pédophilie accrue, violences contre les femmes notamment conjugales, violences sur les personnes, autant de symptômes d'une société de plus en plus conflictuelle et crisogène. Pour se convaincre chaque jour un peu plus de la dimension du phénomène, il suffit de se reporter aux faits divers scabreux des gazettes et des télés, à l'expérience visuelle et aux témoignages récurrents. À défaut de statistiques globales, fiables et à jour, le constat empirique est édifiant, terrifiant même ! Bien évidemment, la violence n'est pas inscrite dans l'ADN, mais s'acquiert, se développe et s'exprime à travers des pulsions stimulées par des facteurs variés qui se conjuguent dans la quotidienneté. L'on peut parler aussi d'une certaine «culture» de la violence, d'habitudes de violence dans une société pas encore assez démocratique, pas encore suffisamment imprégnée de la culture du droit, pour arbitrer pacifiquement ses conflits personnels ou d'intérêts individuels ou de groupes. Il n'y a pas de violence atavique, mais plutôt un imaginaire de guerres subies à travers le temps. Une forte croyance collective, forgée par des siècles d'une Histoire tourmentée, dans la force comme moyen privilégié de règlement des différends personnels et des contradictions sociales. En outre, il y a dans le vécu historique d'un peuple, confronté par le passé à des envahisseurs violents, assez de périodes violentes dans lesquelles on trouverait une préhistoire des violences d'aujourd'hui. Et, même dans certaines ères de paix relative, le pays a toujours compté une «noblesse» de l'épée et du fusil, celles que Mostafa Lacheraf qualifie, au pluriel, de «féodalités mercenaires et dynastiques». Il y a aussi un imaginaire islamique, islamiste par extension, qui, depuis la mort du Prophète, alimente «l'ardente aspiration à la Cité Vertueuse», selon la belle formule de Mohamed Arkoun, et qui s'est sans cesse amplifiée, portée dans les temps modernes par les différentes formes du salafisme violent. Bien d'autres facteurs sont à rechercher alors dans l'historicité de la société, dans l'anthropologie politique, la sociologie, le rapport de l'Islam à l'Etat et de l'Etat à la religion. De même, dans l'histoire de la création et du règne d'Etats et de féodalités structurées et, bien sûr, au bout du processus accumulatif, dans l'histoire des colonisations et de la dernière guerre d'indépendance. Paramètres nécessaires pour expliquer les ressorts de la violence autrement que par les seuls paramètres de la sociologie, la psychologie et les inégalités économiques. Il n'y a pas un facteur précis, détaché des autres, qui surdéterminerait les comportements des différents producteurs de violence, à un moment ou à un autre. S'ajoutent depuis l'Indépendance, l'héritage de la violence coloniale, les violences sociales découlant du creusement des inégalités économiques produites par la redistribution inéquitable de la rente pétrolière, de même que l'échec de l'expérience de développement, accentué par un libéralisme mal régulé. D'autre part, le nihilisme barbare des groupes terroristes islamistes a creusé encore plus le lit de l'oued de la violence depuis les années 1990. À la violence désormais résiduelle des groupes djihadistes, répond aussi une violence d'essence mafieuse. Et, dans le quotidien, une violence devenue ordinaire et propre aux interactions des rapports sociaux. Les chiffres officiels de la pulsion de morts sont aussi effarants qu'effrayants : quelque dix-huit mille crimes, soit une moyenne morbide d'environ cinq cent soixante par jour, donc vingt-cinq par heure à l'échelle du territoire national et pour le seul mois d'août dernier ! Et si la police nationale ne précise pas le mode opératoire des criminels, la presse livre en revanche des détails sur une tendance de plus en plus en vogue chez les assassins : l'égorgement et autre décapitation, parfois un effort d'équarrissage chez des Landru qui utilisent couteaux de différentes sortes, mais aussi haches, hachettes et machettes. Sa banalisation même a, fait inédit, mobilisé les imams à travers le territoire national. Bien de leurs sermons du vendredi ont en effet été consacrés à l'extension de l'aire et du nombre de crimes de sang, notamment par égorgement et décapitation. L'émotion fut telle que les prêcheurs en question, y compris les sermonneurs appointés par l'Etat, ont appelé à l'application du «qassass» coranique, c'est-à-dire de la Loi du Talion. Cet appel à l'usage de la règle religieuse d'œil pour œil, dent pour dent, est justifié, selon ces religieux, par l'impuissance de l'Etat à combattre le crime et, surtout, à ne pas réagir face à la multiplication des égorgements. Mais l'appel à la vengeance et sa justification religieuse sont dangereux. Dans le sens où ils constituent une porte ouverte sur le pire : se faire justice soi-même, ce qui peut favoriser un autre cycle de violence rythmé par le diptyque infernal : vengeance-contre-vengeance. L'exhortation à l'application de la Loi du Talion est dangereuse. À interpréter également comme le signe clinique d'une perte de confiance accrue en la capacité de l'Etat à appliquer la loi et rendre équitablement la justice. Le comprendre comme le symptôme d'une inquiétante anomie sociale, synonyme d'une installation dans les esprits de la culture de la loi de la jungle. Les pulsions de violence semblent résulter d'un trop plein d'énergies rendues libres par ce que Bruno Etienne appelle les «capacités contenantes de représentation». C'est-à-dire quand il n'y a plus rien, ni modèle politique dynamique, ni utopie, ni espoir, ni solution ; donc, lorsque les représentations du possible s'arrêtent, on éclate ! Et on «éclate» d'autant plus lorsque l'école est défaillante, la famille et la mosquée qui le sont elles aussi. Quand l'éducation est devenue un vain mot dans une société consumériste. Soumise en même temps à la banalisation de la violence dans et par les médias, notamment sur l'Internet, sphère du pire qui suscite des vocations criminelles, surtout des terroristes qui mettent en scène l'égorgement et la décapitation et la diffusent à vaste échelle. N. K.