Youcef Merahi [email protected] Sur le bord de la route, nous laissons des êtres aimés, sans le vouloir et, parfois, dans un déchirement total. La vie est ainsi faite, me dit une voix qui vient calculer ma déroute. Je reconnais que la vie est ainsi faite. Je l'avoue. Mais j'accepte difficilement son verdict. Dès lors, plus on avance dans l'âge, plus on largue certains, plus on se fait larguer par d'autres. C'est la roue de la vie, me souffle une voix qui me suit comme une ombre. Sur le bord du chemin, des visages aimés, un instant, souvent, par amour, par amitié, posent leur baluchon et prennent une autre direction, pour eux seuls, et vont offrir leur sourire à d'autres. La voix insiste, diablement, pour me convaincre que la séparation est dans l'ordre naturel des choses. Aussi, à l'école primaire, des camaraderies se nouent fortement, pour casser dès l'entrée au lycée ; comme ça, sans raison. Parce que la filière est différente. Parce que l'innocence s'efface graduellement. Parce qu'il y a d'autres priorités. Et d'autres êtres qui s'invitent au partage de la vie. Au lycée, des chemins se croisent dans l'euphorie des portes du monde qui s'ouvrent au faîte de l'adolescence. Des rêves se chevauchent et des poèmes s'écrivent pour dessiner l'espoir du lendemain. A la fac, vent en poupe, on découvre la capitale. Ses attraits. Ses mirages. Mais aussi les nouvelles têtes avec lesquelles le partage est si simple, parce que l'envie de changer est indicible. Des cours magistraux aux TD, des escapades à la Cinémathèque et aux terrasses de café, on se réunit en toute amitié, gesticulant et lançant des ronds de fumée, comme des grands, pour affirmer notre présence sur l'espace public. Et la vie tourne. Et les amis passent. Jusqu'au jour où diplôme en poche, on se met à la recherche d'un job pour croûter. D'autres opportunités s'ouvrent. D'autres rencontres se font jour. Et on oublie les uns. Et on en gagne d'autres. C'est le tourbillon de la vie, me dit la voix toujours accrochée à mes oreilles. Ne te laisse pas aller, me dit-elle. Un de perdu, dix de retrouvé. Dans ma grande naïveté, j'ai toujours pensé que les amitiés étaient éternelles, comme dans les romans d'aventure. A la vie, à la mort ! Les amours doivent l'être aussi, encore plus, dans une love story titanesque. C'est ce que les écrivains m'ont appris. Les poètes, aussi. A moins qu'ils ne soient de fieffés menteurs, qui nous bernent et nous mènent par le bout du nez. «Rien de durable/Sinon l'absence/Dans la dérision/Des nuages», se confie le poète dans L'ombre du livre (Abdelmadjid Kaouah). Laisse tomber les écrivains et les poètes, martèle à mes oreilles la voix ; ils compliquent la vie des gens. N'écoute personne. Ni ton cœur. Ni les bonimenteurs, saltimbanques du verbe. Va sur ton chemin, les épaules droites et le regard dardé vers l'horizon. Et si la voix avait raison ? Faut-il, dans ce cas, offrir l'ensemble de la poésie au feu, en un autodafé immémorial. Pour faire taire ces écrivains et poètes qui nous mènent en bateau ? Puis, au service militaire, on se frotte à la dure amitié du bol d'air matinal, des dortoirs enfumés, des engueulades d'espace, de la marche cadencée, des sorties nocturnes et des gestuelles guerrières. Néanmoins, on arrive à se hisser de la furie et convaincre l'amitié qu'elle est possible même sous un uniforme militaire. Et alors ? me dit la voix. J'ai connu les meilleurs fous rires dans la caserne, au nez et à la barbe des officiers instructeurs. Parce qu'il y avait une complicité indestructible. Les difficultés unissent les êtres, chante le poète. C'est de la philosophie à deux sous, me susurre la voix ; regarde derrière toi, contemple l'œuvre d'une vie. Il est où ton camarade du primaire ? Depuis combien de temps n'as-tu pas eu de nouvelles de ton ami du lycée ? Les amitiés militaires, parlons-en. Une fois la quille obtenue, chacun retrouve sa ville ou son village. Et chacun creuse son trou, pour s'y enterrer avant l'heure. Comme tu le constates, je ne parle pas des amours interdites dans cette société qui évolue à cloche-pied. A quoi a servi, donc, cette traversée impossible ? Ce jour-là, j'aurais dû rester chez moi et ne pas m'aventurer dehors. Ce jour-là, j'aurais dû mettre un oreiller sur ma tête et déprimer le long d'un jour sans relief. Laisse tomber ta morosité, m'indique la voix ; les bords de route sont encombrés d'êtres qui ont choisi d'autres destinations et d'autres querelles. La mort, aussi, fait son sale boulot ; le fait est qu'elle accomplit sa tâche convenablement, sans état d'âme ; la mort est incorruptible. Justement, ce jour-là, Si Moh Nekkache a choisi de laisser tomber sa canne, ce troisième pied de la douleur, et de s'en aller, en silence, vers d'autres rivages. J'avais coutume de le voir, le matin, chez le buraliste du quartier, toujours droit, malgré la maladie qui le rongeait. Je ne le savais pas. Et même si je le savais, qu'aurais-je pu faire pour soulager l'ami ? Mots inutiles, Seigneur ! Nous parlions philosophie. Et écriture. Il voulait se mettre à noircir des pages. Il avait des choses à dire. Derrière sa barbe de prophète, le sourire grand comme un océan, il m'avouait son envie de laisser quelque chose. Pour après, m'avouait-il une fois. Je n'ai pas osé lui demander : «Après quoi ?» J'aurais peut-être dû le faire. Je ne sais pas. Pour détourner mon attention, il se met à me parler du dernier roman lu. Le mien, surtout. Toujours critique. Sans méchanceté. Ici, c'est bien, dit-il. Mais là, tu aurais pu insister sur l'aspect sociologique de ton personnage. Il ne lâchait jamais sa canne. Sauf qu'il ne lâchait jamais sa cigarette. Je ne suis même plus sûr de rien du tout, désormais. Sauf que Si Moh Nekkache est parti, un matin quelconque d'un jour quelconque. Sa haute silhouette, un peu cassée, manque déjà à mon ciel crachant une chaleur comme pas possible. Il était le fils de la houma. Seigneur, comme il est dur de parler de lui au passé ! La voix revient, insistante, me dire : «Tu vois, mon vieux, toi et tous les autres, vous êtes sur le bord de la route. Et lui, il a pris un autre chemin.»