Le temps n'a pas la même importance pour les hommes. En retour, ils n'ont pas la même signification pour lui. Il y a ceux qui se tuent à gagner une minute, ceux-là respectent le temps, l'existence et les hommes. Il y a ceux qui ne se rendent même pas compte qu'ils regardent passer leur vie, ceux-là nuisent au temps et à l'humanité. C'est pour cela qu'ils n'avancent pas de la même manière. 26 juillet 2016. J'étais en train de discuter avec un voisin, marchand de légumes de profession, lorsqu'une notification de mon téléphone me signala l'arrivée d'un mail. Je le lus rapidement. J'ai dû certainement sourire ou faire un geste car mon voisin, sans trop s'inquiéter des bonnes règles de la discrétion, me demanda: «Alors, de bonnes nouvelles?». Jugeant que ce n'est pas divulguer un secret que de satisfaire à sa curiosité déplacée, je lui expliquai que la compagnie aérienne avec laquelle j'avais pris mon billet, venait de m'informer que, pour le 19 novembre prochain, sur le vol Dubai-Alger, l'arrivée se fera dix minutes plus tôt que prévu. Il éclata de rire. Je ne comprenais pas ce qui le faisait réagir ainsi. «Dix minutes? répétait-il à plusieurs reprises, dix minutes? Mais ce n'est pas sérieux!» Je ne comprenais pas ce qui n'était pas sérieux du point de vue du marchand de légumes. Est-ce l'avance en elle-même? Est-ce le fait qu'il ne s'agisse que de dix minutes? Est-ce le fait d'avoir communiqué le changement aux passagers? Est-ce la date trop éloignée? Pendant que le marchand de légumes trouvait plaisir à rire, je me posais mille questions pour tenter de comprendre le comportement de mon voisin. Après réflexion, je concédai volontiers au marchand de légumes qu'il avait de quoi être étonné. En effet, lorsqu'on est habitué à voir partir ou arriver des avions avec des retards qui s'expriment en heures et, parfois, en dizaine d'heures, on devient si insensible aux minutes que cela nous paraît absurde de perdre notre temps à parler de dix minutes. Je sais que mon voisin a eu à prendre des avions qui ont décollé avec dix heures de retard et il n'y a pas que lui, bien sûr. Ensuite, passer une vie à être en retard rend toute compréhension d'une avance impossible. Quand les trains ne sifflent jamais à l'heure et qu'ils n'entrent en gare qu'avec du retard, quand les bus prennent un malin plaisir à vous débarquer toujours plus tard que l'heure prévue, quand l'année universitaire démarre toujours avec des mois de retard, il est certes difficile, voire impossible, de s'imaginer qu'il puisse exister des gens qui soient capables de faire les choses avec de l'avance. Pas même dix minutes! Par ailleurs, passer une vie entière sans trop savoir si l'avion qu'on doit prendre tout à l'heure décollera avec quelques heures de retard ou si le vol sera carrément annulé, passer une journée dans un aéroport sans trop savoir pourquoi, attendre des heures un médecin sans que l'on vous informe des raisons de votre attente, courir des mois après un cours qui ne démarre pas à l'université, c'est normal que tout cela rende incroyable le fait que l'on vous informe à l'avance d'un changement d'horaire. Mon voisin, le marchand de légumes riait toujours. J'apercevais même, de temps en temps, sa dent de sagesse. Je secouai la tête en me disant qu'après tout, quand les gens sont habitués à vivre avec les grandes unités, il leur est difficile de comprendre que d'autres s'arrêtent à des unités minuscules. En d'autres termes, lorsque beaucoup de retards s'expriment en mois, en années et même en décennies, parler de minutes devient ridicule ou presque. Je cessai alors de réfléchir. Je regardai mon voisin le marchand de légumes. Il riait toujours. Il riait aux larmes. Je jetai, sans trop savoir pourquoi, un regard aux fruits et légumes sur les étalages puis sortis. Lorsque je fus à quelques mètres, il m'appela. «Tu vois ces nids-de-poule? me hurla-t-il, et ces crevasses qui parsèment la route? Cela fait une dizaine d'années qu'ils sont là et que nous attendons qu'on vienne réparer la route. Alors tes dix minutes, tu comprends, c'est de la folie. Dix minutes?!» Et il se remit à rire à haute voix. Eh oui, me dis-je, dix minutes peuvent être extrêmement importantes chez certains, mais ne représentent absolument rien dans une vie où le temps ne compte point?
