Tourné vers l'Est de la planète, le regard musical d'Abaji passe par les paysages émotionnels de Turquie et d'Arménie sur son sixième album intitulé «Route & Roots». Portrait d'un bluesman heureux, qui défend sa liberté absolue pour ses projets personnels tout en développant ses activités pour le cinéma de l'autre côté de l'Atlantique. C'est lui qui pose la première question, d'emblée. Comme pour montrer que les rôles ne sont pas figés, que dans une rencontre, chacun donne. Chez Abaji, on discute dans la cuisine, autour d'un thé, et ce jour-là d'un gâteau au chocolat. La convivialité se lit dans ses mots, ses gestes, son regard, sa façon d'être. Deux jours plus tôt, se tenait en Algérie le dernier concert de sa tournée Origines Orient, faisant suite à l'album du même nom paru en 2009, et qui a désormais un successeur. Retour aux origines Le nouvel épisode des aventures du guitariste multi instrumentiste a pour titre «Route & Roots», en référence à ce coin de la planète où il est allé retrouver ses origines, en particulier l'Arménie – il avait déjà joué avec le maître du duduk Djivan Gasparyan sur Nomad Spirit en 2005 – et la Turquie, Etats qu'il associe en défiant les lois de la géopolitique. En quatre jours «non-stop», il a enregistré soixante morceaux, n'en gardant in fine que 17, filmé l'ensemble, noté ses impressions sur un cahier pour chacun des titres. Car le musicien va ensuite céder la place au réalisateur et à l'ingénieur du son, autant de rôles qu'il a appris à remplir non seulement pour conserver sa liberté mais aussi par soif d'en savoir le plus possible. Sans parler de ses casquettes de webmestre, photographe... S'il délivre rapidement sa matière brute en studio, une longue période de couveuse s'ensuit. Les mix s'enchaînent, selon un calendrier d'abord défini par ses déplacements et ses engagements sur scène : Durban en Afrique du Sud, les Vanuatu dans le Pacifique, ou encore Panama, le Costa Rica.... La recherche de «l'image sonore» qu'il a en tête est une quête qui lui prend une année. «Une suite logique d'émotions», dit-il, en précisant qu'il ne vit «que pour la vérité de la musique». Donc pas question de restructurer ses morceaux, de les découper et les recoller autrement. Musicien globetrotter Avec le temps, ce qui faisait la faiblesse d'Abaji est devenu sa force : dans un contexte économique contraint, y compris dans le domaine culturel, être seul et savoir offrir une prestation qui satisfait pleinement la demande lui a permis d'avoir une carrière à forte dimension internationale, puisqu'il s'est produit dans plus de trente pays. Avec une nette accélération depuis les cinq dernières années. Peut-être le résultat de toute cette expérience capitalisée depuis ses débuts sous son nom en 1996. Ce fan de Bob Dylan («le maître absolu pour savoir comment on fait une chanson inoubliable quand on a une voix particulière et un jeu de guitare pas fameux») et Cat Stevens («en tant que faiseur de mélodies») adore les rencontres mais déteste les répétitions. «Me retrouver avec un groupe et rejouer constamment la même musique ne m'intéresse pas du tout», concède le quinquagénaire arrivé en France à 17 ans, en février 1976, alors que le Liban où il avait grandi était en guerre. Dans l'internat de la région parisienne qui l'a accueilli durant les premiers temps, il a vu ses amis et compatriotes reproduire les mêmes lignes de fracture qu'au pays. Et s'est décidé à ne plus les fréquenter pendant dix ans. Celui qui faisait «le larron» en classe à Beyrouth en imitant ses profs, et s'est imaginé un avenir sur scène dès ses sept ans, a d'abord commencé, une fois en exil, par s'occuper de son «noyau intérieur». Le voilà thérapeute, «par obligation sociale». À l'hôpital psychiatrique de Sainte-Anne, à Paris, il a été embauché comme prof de tai chi avant même l'obtention de son diplôme en psychomotricité. La musique est pourtant déjà là. «Il n'y a pas un jour de ma vie que je n'aie pas pensé en termes de musique», explique-t-il, rappelant qu'il est «issu d'une famille de musiciennes» depuis plusieurs générations, et dans laquelle on trouve une cantatrice, une pianiste... Après plus de sept années en milieu médical, il sent que le moment est venu de donner à sa passion la place qui lui revient. Quand il annonce son départ prochain au psychiatre en chef, celui-ci frappe violemment du poing sur la table : «Ici, c'est moi qui décide quand quelqu'un part et quand quelqu'un reste». La réplique d'Abaji est mémorable : «Papa, ce n'est pas le moment de faire cette scène !»Décontenancé, son interlocuteur sourit et lui souhaite bonne route. Composer pour l'image Le jeune artiste, alors également organisateur de spectacles notamment pour Dick Annegarn, avait déjà un grand nombre de chansons en stock. «Dans les années 1980, j'en écrivais trente ou quarante par mois», indique-t-il. Dans les maisons de disques, personne n'en veut. «Heureusement», sourit-il, «car elles n'étaient pas bonnes pour moi, comme si j'écrivais pour quelqu'un d'autre». Petit à petit, il comprend que son chemin est ailleurs. Trois mois de cours de guitare au Liban, pour apprendre une étude en si mineur que jouait son cousin Jean-Paul, et une année de percussions brésiliennes à Paris constituent son premier bagage. Avant de découvrir qu'il peut se servir de dizaines d'instruments, tandis qu'il se met à composer pour l'image : sa discographie dans ce secteur compte près de 25 albums, dont quelques-uns comme Elements ont servi, par bribes, à des milliers de films et documentaires. En 2016, le label Revolution Music d'Hollywood, dirigé par le compositeur de trailers Yoav Goren, sortira son nouveau disque dans ce domaine, tandis que sa collaboration avec le Pakistanais Ustad Naseeruddin Saami devrait lui valoir une nomination aux Grammy Awards. «Je me vois comme un artisan, et tout à coup j'ai fait des chocolats que les gens ont aimé et on m'en redemande», s'étonne presque Abaji, ravi de voir ses efforts ainsi récompensés et de vivre cette forme de «plénitude dans l'excitation».