Anissa ira à la poursuite de son rêve : ayant obtenu brillamment deux baccalauréats, l'un algérien et l'autre français, elle intégrera une école de commerce. Le choix s'est porté sur l'Ecole de management de Grenoble. C'est qu'elle y avait songé bien avant l'obtention du précieux sésame, passant des heures devant son écran pour se renseigner sur la procédure à suivre pour ce faire. Ayant fait tout son cursus scolaire dans une école privée à Alger Ouest, Anissa ne cache pas son enthousiasme pour entamer cette étape cruciale de sa vie. Un brin d'amertume est néanmoins perceptible dans ses propos. «C'est un énorme chamboulement pour moi. J'appréhende quelque peu de me retrouver seule pour la première fois de ma vie», dit-elle, sans jamais se délester de son sourire. La famille est, elle aussi, tourneboulée. Bien sûr, l'on savait qu'Anissa partirait terminer ses études «ailleurs», comme l'on avait coutume de dire. Mais l'on ne s'y était pas vraiment préparé. Sa scolarité s'est faite sans heurts. «C'était le début des écoles privées agréées, nous ne savions pas dans quelle aventure nous embarquions notre fille. Mais au fil des ans, nous étions satisfaits de son niveau», nous dit sa mère. Elle explique que le souci de protéger sa fille a été à l'origine de son choix pour l'école privée. «J'avais entendu trop de choses négatives sur l'école publique et je voulais le meilleur pour ma fille», dit la maman, travaillant au sein d'une entreprise privée à Alger. Et d'assurer : «Le bac français n'était pas une fin en soi. Il est venu bien plus tard. Ce qui nous intéressait dans l'école où ma fille était placée, c'était la non-surcharge des salles de classe et la qualité de l'enseignement. Mais pour ce qui est de son inscription à Grenoble, je pense sincèrement que c'est une chance pour elle, j'aurais tort de l'empêcher de saisir une telle opportunité.» La possibilité de passer le bac français et d'intégrer ainsi de prestigieuses universités françaises est, depuis l'éclosion des écoles privées, l'un de leurs principaux produits d'appel. Pour mieux comprendre, il serait intéressant de revenir sur les débuts de l'école privée en Algérie. A part quelques exceptions, comme les écoles privées mozabites (veillant à respecter le rite ibadite notamment dans les cours d'éducation islamique), certains initiateurs des écoles -clandestines au début- entendaient manifester leur mécontentement face à une école qu'ils jugeaient archaïque, bigote et peu attractive. Surtout, on ne voulait plus de ces écoles qui, selon l'expression en vogue à l'époque, «forme des terroristes». Naturellement, bon nombre d'écoles se sont alignées sur les programmes en vigueur en France, préparant aux examens français à travers le programme du CNED (Centre national d'enseignement à distance en France). En face, ce n'était guère mieux, l'école étatique, bien que «gratuite et obligatoire», peinait à se moderniser. Après quelques années de clandestinité, le ministère de l'Education nationale, sous la houlette de Aboubakr Benbouzid, intervient, en 2004, pour mettre le holà, obligeant les écoles, en échange de l'agrément de la tutelle, d'appliquer les programmes nationaux et d'adopter la langue arabe comme langue fondamentale dans l'enseignement.Néanmoins, le ministère de l'Education accorde la liberté aux écoles privées de dispenser des matières ou des activités supplémentaires de leur choix. Beaucoup assurent l'enseignement des matières scientifiques et les mathématiques en langue française, et cela dès la première année primaire, avec pour argument que cela faciliterait la poursuite des études universitaires ou encore donner la possibilité, à ceux qui souhaitent continuer leur cursus à l'étranger, de le faire à travers une base acquise dans la langue de Voltaire. D'autres se contentent de renforcer les leçons avec l'apprentissage des terminologies en français. Le pédagogue, Ahmed Tessa, met en garde contre l'impact culturel de ces programmes sur les élèves algériens. «Les contenus culturels de toutes les disciplines scolaires (langue, histoire, mathématiques, etc.) véhiculent des aspects de la culture française qui, calqués tels quels dans les esprits de nos enfants risquent de les dérouter, dit-il. D'éminents sociologues ont ciblé les conséquences néfastes de ce calque culturel. Elles vont de la déculturation par rapport à la culture d'origine jusqu'à l'aliénation.» (Lire l'entretien d'Ahmed Tessa page 15). Dans une analyse sociologique et anthropologue sur les écoles privées basées à Tizi Ouzou (pour le compte de l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman), François Corbier, sociologue, a essayé de décortiquer le phénomène. Brossant le portrait des familles des enfants qui y sont scolarisés, il décrit : «L'école privée de programme français est une institution constituée de personnes parfaitement disposées à croire en l'école. Les parents, ayant eux-mêmes réussi grâce à leur cursus scolaire, conçoivent la réussite de leurs enfants essentiellement à travers de longues études. Par ce biais, ces écoles ont un lien intime et singulier à l'émigration algérienne. Les enfants sont fils et filles de médecins, de parents exerçant des professions libérales ou d'universitaires, lesquelles produisent une émigration qui se distingue par son niveau scolaire et social.» Il ajoute : «Cette émigration distinguée n'échappe pas pour autant aux illusions de l'émigration en général, au point très souvent de se nier elle-même comme émigration. La négation de l'émigration est l'origine même du succès des écoles privées qui sont avant tout vécues comme le plus profitable des systèmes d'enseignement Les gens s'orientent, pour reprendre leurs mots, vers l'enseignement universel, rationnel et scientifique, ceci en opposition à l'école publique, décrite comme sinistrée, religieuse et dotée d'une langue qui n'a aucune valeur sur le marché mondial.» En clair, on ne dit pas « émigrer en France », mais «partir faire ses études», distinction à laquelle les personnes sont attachées. «Faux que tout cela !», s'insurge Salim Aït Ameur, le président de l'Association nationale des écoles privées algériennes. «Nous appliquons consciencieusement les programmes de l'éducation nationale. Ces programmes sont renforcés en langues étrangères. Nous optons pour le bilinguisme pour offrir plus de chances aux élèves dans leurs études universitaires. Le fait est que l'élève algérien fait tout son cursus en arabe pour basculer en français à l'université, ce qui cause bon nombre de difficultés pour suivre», souligne-t-il. Pour ce qui est de la possibilité de passer le bac français, le directeur du groupe scolaire «Salim» a du mal à trancher. «Personnellement, je ne le fais pas. Je ne suis ni pour ni contre. Mais ce que j'en sais, c'est que les élèves réussissent généralement dans les deux examens (le baccalauréat algérien et le baccalauréat français) et qu'il n'y a pas beaucoup d'écoles qui le font». Puis de souligner : «Je ne pense pas que nos écoles préparent à l'exil, sinon nous nous serions exilés nous-mêmes. Personne, et encore moins les directeurs des établissements scolaires privés, n'a eu l'intention de trahir son pays ou ses concitoyens.» Contactés par nos soins, les services de l'ambassade de France expliquent, tout en précisant qu'ils ne disposent pas de statistiques relatives à la nationalité des candidats au baccalauréat, que le nombre d'inscrits au baccalauréat français en Algérie (filières L, ES, S) à la session 2018 s'établissait à 691 candidats (épreuves terminales), parmi lesquels 162 candidats scolarisés au lycée Alexandre Dumas et 529 candidats libres. Le nombre de candidats libres a connu une augmentation de 13 % par rapport à la session 2017. En 2018, le taux de réussite enregistré par le centre d'examens du LIAD a été de 99,4%. Les candidats libres se répartissent entre ceux qui ont suivi les cours du CNED (61,2 % de réussite) et les autres, dont 74,5% ont réussi le bac. Pour autant, il est important de souligner que bon nombre d'étudiants algériens choisissent de poursuivre leurs études à l'étranger afin d'élargir les opportunités d'emploi et parfaire leurs compétences. La maman de Yasmine, elle, se veut optimiste. «Ma fille reviendra, dit-elle, vous verrez !».