Après la sortie du premier livre, vous déclariez que vous n'étiez pas encore écrivain. Peut-on dire que L'effacement est le roman de l'écrivain et du projet littéraire ? Déjà écrire un premier roman vous sort de beaucoup d'illusions. Mais quand j'ai fini celui-ci, je me sentais vide et morose. Après un mois, j'ai compris que c'était un «baby blues». Quand on bâti un personnage qui n'est pas soi, c'est de l'ordre de l'accouchement. Le premier roman, qui se revendiquait de l'autofiction était aussi un projet littéraire avec un travail sur l'écriture. Là je poursuis le propos sur la parole et la place de l'individu dans la société, mais on est dans quelque chose de jouissif : la création d'un univers. L'univers froid d'un personnage presque inexistant. Comment avez-vous fait pour glisser votre écriture dans ce moule ? Au départ, c'est une réflexion sur ma génération. Pourquoi est-elle dévorée par les pères qui ont fait la guerre et libéré l'Algérie ? Ce n'est pas un jugement de valeur. Il y a des raisons objectives à cela. De là vient le projet littéraire d'un personnage dévoré. Un homme qui ne sait pas qui il est, qui a toujours fait ce qu'on lui dit, qui est incapable de verbaliser ses émotions, qui ne prend aucune initiative… Et puis, il y les références littéraires. Je suis fan de littérature japonaise avec cet univers froid et sec. Les premiers romans de Houellebecq m'ont beaucoup intéressés également. Il y a aussi Bret Eston Elis d'American Psycho. Dans l'Effacement il y a aussi le registre de la confession au psy qu'on retrouve par exemple dans le chef-d'œuvre de Portnoy et son complexe. Donc le projet littéraire est fait d'un vécu, d'un propos et puis des influences littéraires qui font qu'on se situe dans tel type d'écriture et d'univers. Le psychiatre occupe une place importante dans le roman. Une nécessité pour verbaliser le mal de vivre ? Psychologue et psychiatre. C'est un processus classique. Quand on est dans un environnement où la parole ne va pas de soi («le monde de la pudeur»), c'est le corps qui parle dans un premier temps. Le personnage arrive à quarante-quatre ans et ne voit plus son reflet dans le miroir. Il se dit que quelque chose cloche et va chez le psy. Celui qu'on appelle t'bib el hadra (médecin de la parole), prend une place importante dans notre société, c'est notamment dû au terrorisme. Il aurait pu faire une rokia. Mais vu ses références et son milieu, c'était naturel qu'il commence par un psy. J'ai moi-même entamé un dialogue très informel avec un psy durant l'écriture du roman. On dînait ensemble tous les deux mois et la discussion commençait toujours par : «Alors comment va ton personnage ?» Je lui en parlais et il m'indiquait comment aurait réagi un psy. D'une certaine manière, je l'ai utilisé pour éviter les erreurs thérapeutiques. A la fin de l'écriture, je me rends compte d'une évidence incroyable. Mon personnage s'appelle Dr B. et le psy avec lequel je dialoguais a la même initiale. Quand je lui ai parlé de ça, il a éclaté de rire et m'avait dit qu'il avait noté ça dès le début. Avez-vous construit ce personnage comme l'allégorie d'une génération effacée ou avez-vous pris la maladie mentale au sérieux ? Mon objectif est que quelqu'un qui connaît la psychiatrie ne sursaute pas en lisant le roman. La bouffée délirante sur le père est un classique de la schizophrénie. Ce sont des choses que j'ai vérifiées et puis c'est l'intérêt de découvrir et d'apprendre. J'ai beaucoup lu sur l'historique de l'hôpital de Chéraga pour décrire l'hôpital psychiatrique. Pour la biographie du père moudjahid, je me suis également documenté pour de pas commettre de contresens. Le roman est aussi le portrait d'une jeunesse dorée exaspérante. C'était jouissif de décrire ces personnes privilégiées qui estiment que la société ne les mérite pas ? Ils sont les résultats d'un processus. Au départ, des gens très jeunes se sont retrouvés à la tête d'un pays et ont eu des privilèges qui sont devenus normaux et sont rentrés dans l'inconscient collectif. ça ne choque personne d'entendre qu'untel a fait entrer son fils dans une entreprise. Mon propos n'est pas de juger mais de décrire. Il y a une forme de déresponsabilisation de ces jeunes qui estiment finalement qu'on devrait leur dérouler systématiquement le tapis rouge. Tout cela reste cependant suggéré et on n'est jamais dans le discours… L'intérêt de l'écriture romanesque est de laisser les personnages et l'univers porter le propos. C'est ce qui donne plusieurs niveaux de lecture. Il n'y a pas que mon discours avec lequel le lecteur peut être d'accord ou pas. C'est l'imaginaire qui va projeter le texte dans telle ou telle direction. Par exemple, un des lecteurs m'a dit : c'est quoi toute cette bouffe ? Pour moi, c'est le personnage qui tente de remplir son vide intérieur avec ces quantités de nourriture. Mais chacun y trouve ce qu'il veut. Ce qui a attiré notre attention c'est le mot «normal» (et ses dérivés) qui revient très souvent. Une obsession ? Le mot normal ne veut pas dire la même chose pour les uns et les autres. Pour le personnage de la fiancée, qui est un anachronisme total par rapport à la société, il considère que sa minuscule minorité est normale et que tout le reste va de travers. C'est l'histoire de l'asile de fous. Un des fous s'échappe, rencontre un passant et lui demande : «Vous êtes combien là-dedans ?» (rires). Il y a aussi la normalité que découvre mon personnage à Oran et qui l'attire. Cette possibilité de profiter de la vie et de ses plaisirs. La singularité c'est d'accepter que les autres sont différents. On est sur des processus où la différence n'est pas considérée comme une richesse ou une réalité, mais comme un mépris intolérable. Et l'intolérance n'est pas toujours où on pense. Mon propos n'est pas non plus de taper sur les privilégiés mais de décrire l'incompréhension entre les générations. D'où l'exergue d'Oscar Wilde : «La nouvelle génération est épouvantable. J'aimerais tellement en faire partie.» Pour parler psy, on pourrait dire que cette génération n'arrive pas à tuer le père… Pire que ça. Elle est dévorée par le père. Le storytelling du discours officiel (et même de ce qu'on entend dans la rue) est tourné vers le passé. La génération affranchie, qui arrive à se projeter, est celle qui vient. Parce qu'on a été leurs parents. C'est le cas de mon personnage qui n'a plus de souvenirs, plus de reflet, plus d'existence devant la figure du père. J'ai suivi son évolution. Je n'avais pas un temps d'avance sur lui. Je ne savais pas ce qu'il allait devenir. Et c'est lui qui m'a mené vers cette idée d'effacement avec un personnage qui n'a même pas de nom. Au deuxième chapitre, le personnage quitte Alger et se retrouve à Oran. De dépressif et apathique, il devient joyeux et exubérant. Pourquoi cette parenthèse déroutante ? C'est un plongeon dans une espèce de concentré de la vie que représente Oran pour moi. Cette ville a quelque chose de plus sensuel, chaud, expressif, libre, vivant… Si j'avais à fuir, je prendrais l'autoroute Est-Ouest et j'irai à Oran. Et j'ai découvert par la suite que la ville est la destination n°1 dans les statistiques des fugueurs. Mon personnage est un homme qui n'a aucune introspection. Il est totalement dans la découverte de ce qu'il peut ressentir et vivre. Il s'y perd, un peu comme un touriste, porté par des personnes qui sont pleins de vie. Ce que devient mon personnage à Oran est ce qu'il aurait pu être. Je me suis longuement demandé s'il serait transformé définitivement ou pas. Finalement, il revient à la case départ avec, en plus, la culpabilité d'avoir pris une décision.