Sémiologie d'une révolte. Les images, les slogans et les mots d'ordre lors des différentes manifestations ont leurs interprétations et véhiculent différents messages. Analyse d'un sémiologue. – Le comportement quasi exemplaire des jeunes manifestants (Simlya, silmya, fleurs offertes aux agents de police, nettoyage des rues après les manifestations) a soulevé l'admiration. Ceci s'inscrit-il dans l'identité même de la «génération selfie et autres filtres Snapchat», soucieuse de son image – une génération qu'on a eu tendance à présenter comme moins éduquée et moins responsables que les précédentes –, ou porte-il un autre message ? Comment l'interpréter ? Le souci de l'image que l'on trouve au centre du mouvement et dont tout le monde est conscient, surtout chez les jeunes, interpelle pour au moins deux raisons à mon avis : d'abord, il y a cet esprit de revanche inconscient qui motive les manifestants, surtout les plus jeunes d'entre eux. Il s'agit d'une double revanche : contre le «système» dont les appareils idéologiques ont longtemps véhiculé implicitement une image d'une jeunesse amorphe et passive. Ce que l'on voit aujourd'hui est au-delà d'une contestation à caractère politique : c'est une revanche symbolique d'une génération qui se révolte contre l'autorité du père. Pendant des décennies, les discours politiques, imaginaires et populaires ont tout fait pour «culpabiliser» «la jeunesse» et la minorer afin de se réserver la sagesse et donc le pouvoir. La deuxième revanche est dirigée contre certains discours et clichés médiatiques occidentaux dont beaucoup de nos intellectuels en sont responsables. Dans cette entreprise de soigner l'image, il y a comme une sorte d'un message aux allures de : «Vous voyez, nous ne sommes pas aussi barbares que ce que vous croyez. Nous ne sommes pas les violeurs de Cologne que vous prétendez.» Après, il y a une conscience. Ces jeunes sont convaincus qu'une grande partie de la bataille se joue sur le terrain de l'image (rester pacifiste, nettoyer après les manifestations, mixité, etc.) Ils ont compris qu'à la différence des mouvements des «Printemps arabes» où l'image était un moyen, ils se sont aperçus qu'elle est désormais un enjeu. Je suis même tenté de paraphraser un journaliste algérien installé en France (Abdou Semmar) : «les jeunes manifestants font preuve d'une intelligence tactique». C'est une nouvelle génération avec de nouveaux codes et un autre rapport à l'image. Quelle que soit l'issue de ce mouvement, la révolution au niveau des paradigmes est déjà en marche. – Quel lien avec les révoltes colorées et autres Printemps arabes où ce genre de comportement a eu lieu ? A mon avis, toute tentative d'analyser ce que l'on observe dans ces manifestations à travers le prisme de ce qui s'est passé autrefois ou autre part serait infructueuse ou réductrice. Même si les motivations et les mécanismes nous semblent similaires, les deux phénomènes sont différents par leurs contextes, leurs acteurs et leurs circonstances. Lors des révolutions colorées soutenues immédiatement par l'Occident, les nouveaux médias n'existaient pas encore et la mobilisation à ces révoltes passait par des canaux plus classiques. Les soulèvements du «printemps arabe» ont été possibles grâce à la globalisation numérique. Les populations ont investi les médias et réseaux sociaux. Dans le cas des printemps arabes, les médias dits alternatifs ont joué un rôle substitutif pour pallier les carences des médias classiques. Or, en 2019, ces jeunes dans les rues ont grandi avec ces médias alternatifs. Pour beaucoup d'entre eux, c'est la concrétisation même du média. Ils ne connaissent que ceux-là et c'est leur seule manière d'entrer en contact avec l'actualité et le monde sensible. D'ailleurs, cela nous questionne quant à notre rapport à cette génération et les phénomènes qui ont accompagné son émergence. L'université et le monde académique, par mépris ou manque d'outils, ne se sont pas intéressés aux manifestations, nouvelles pratiques et expressions que l'on semble découvrir depuis peu. D'où la surprise de beaucoup d'observateurs. Ce qui se passe depuis quelques jours est amplement plus important pour que l'on puisse le résumer en une simple revendication politique immédiate… – Selon vous, une image efficace aujourd'hui n'est pas forcément une image vraie, mais une «belle» image, pas seulement dans le sens esthétique, mais également dans le sens narratif. C'est-à-dire ? On constate depuis le début de ces manifestations que la mise en scène n'est plus le monopole des systèmes médiatiques classiques. Ces jeunes qui maîtrisent les codes de la mise en scène ont été conditionnés par ces nouveaux rapports à l'actualité, à l'image et au monde. On devrait peut-être se pencher davantage sur la notion du «filtre». Elle nous renseignerait sur pas mal de choses. Pas mal de photos qui circulent sont retouchées. La nouvelle génération a compris mieux que quiconque que l'image efficace n'est pas l'image vraie, mais une «belle» image ; une image qui raconte une histoire et où l'on trouve tous les composants d'un récit. On se souvient tous des premières images amateur et souvent floues qui nous arrivaient de la Syrie en 2011, dont la seule fonction était informative. Les images des manifestations depuis le 22 février et qui ont été publiées remplissent une autre fonction langagière, en l'occurrence la fonction esthétique. Elles sont conçues et diffusées non seulement comme des éléments informatifs, mais comme des objets esthétiques : on y trouve un travail de composition et une attention particulières au niveau connotatif. On passe de l'image-icône à une image-mythe. L'image contestataire n'est plus conçue comme une image documentaire, comme jadis, mais comme un récit, voire du story-telling. – La présence des femmes et des jeunes filles a été saluée et a fait le «buzz» justement. Si la mixité dans un certain nombre de lieux et de milieux est de mise depuis longtemps, la rue a toujours posé un problème. Assiste-on à un véritable renversement des codes ? L'on se rappelle des femmes et le foot avec l'épisode Algérie-Egypte, mais le refus catégorique d'inclure les femmes dans les stades… L'on se souvient également des Egyptiennes très présentes durant les rassemblements anti-Moubarak et qui ont payé un lourd tribut au lendemain de l'entrée dans une nouvelle ère… A mon avis, il est encore tôt pour répondre à cette question qui nécessite beaucoup de recul. A ce stade, on ignore si cette mise en avant des femmes fait partie de «l'intelligence tactique» des manifestants et du dispositif argumentatif des manifestations , d'une parenthèse enchantée qui a été rendue possible par le caractère inédit et exceptionnel de l'événement, ou tout simplement d'une réelle réappropriation de l'espace public par les femmes… Dans tous les cas, dans les faits on peut observer qu'il existe parmi les jeunes une véritable remise en question des clichés et stéréotypes qui ont déterminé une bonne partie des rapports hommes-femmes. J'ai l'impression que, dans la rue – du moins durant la manifestation – l'homme ne considère plus la femme comme une menace à sa virilité et à la cause, mais comme un complément et parfois une complice. Le caractère expressément pacifique et «civilisé» pourrait expliquer cet aspect-là des manifestations. – Les chants entonnés lors des manifestants sont empruntés à ceux des stades de foot où la politique a toujours été présente. Comment expliquer que ces chants quittent le stade et soient repris par d'autres jeunes (étudiants, travailleurs, femmes…) qu'on n'assimile pas au milieu du football généralement ? Doit-on également revoir les clichés que nous avons de notre propre société ? Durant les dix dernières années, avec la défaillance des partis politiques et le désintérêt des jeunes de l'action politique, le stade a été la principale force d'opposition dans le pays. C'était quelque part le seul espace (en plus des espaces virtuels) qui échappaient encore à la censure. Les jeunes y exprimaient ouvertement leur mécontentement. De plus, avec l'émergence du phénomène des ultras, cela a permis une organisation et une meilleure structuration de l'expression politique dans les stades. Beaucoup de jeunes présents lors de la manifestation du 22 février venaient des stades. Ainsi, la plupart des slogans sont empruntés aux chants sportifs. «Jibou BRI», «Djazaïr chouhada». Les jours suivants, les slogans devenaient plus «travaillés», plus «précis» et plus «réactifs». Ainsi, lors des manifestations du 1er mars et celles des étudiants, une partie des slogans s'adressait directement à des acteurs précis de la crise, comme la personne du Premier ministre après son intervention publique, quelques jours auparavant. On remarque que les slogans montent en cadence pour passer de la simple expression d'un malaise et d'une demande immédiate à la revendication détaillée d'actions ou de projets détaillés. Il n'est donc pas exclu de trouver, lors des manifestations de vendredi (aujourd'hui, ndlr) des slogans et des chants à l'adresse du conseil constitutionnel ou à l'état-major de l'armée. Il est important aussi de souligner la réappropriation de quelques slogans par les jeunes. On a ainsi pu entendre les jeunes scander : «Djazaïr Horra dimokratiya» (Algérie, libre et démocratique), un slogan utilisé traditionnellement par les mouvements progressistes, mais qui se démarque désormais de toute affiliation idéologique à l'image du mouvement lui-même…