Mêmes rythmes, mêmes airs et mêmes slogans. Le mouvement populaire ne s'essouffle pas à Béjaïa. Des milliers de manifestants, parmi la déferlante humaine qui inonde les rues du chef-lieu de wilaya depuis le 22 février, sont ressortis hier pour crier qu'il n'y aura pas de vote le 12 décembre prochain. Si les slogans sont les mêmes, le ton ne l'est plus. Il monte. Les exactions et l'emprisonnement de dizaines de citoyens sont tels que cette fois-ci les manifestants n'hésitent pas à user des qualificatifs de «dictateurs» et «khayen» (traître) pour stigmatiser les tenants du pouvoir réel. On n'a surtout pas oublié Abdelkader Bensalah, le chef d'Etat par intérim, malgré son effacement par l'accaparement de la scène politique nationale par le chef de l'état-major avec ses déclarations intermittentes et tonnantes. On n'a pas oublié également Karim Younès, bien que son indésirable panel ait passé le témoin à la commission des élections de Mohamed Charfi. Bensalah, Younès et Gaïd Salah sont toujours décriés. Chaque jour encore plus. La marche de Béjaïa reprend de la consistance autant dans ses slogans que dans sa composante et ses expressions. Hier, des manifestants ont revêtu en robe traditionnelle du khalidj (Moyen-Orient), la dishdash, coiffés du kefieh. Leur carré s'ouvre avec une grande pancarte qui annonce «Le comité de soutien des élections», frappé des couleurs nationales des Emirats et de la France. Les carrés des manifestants se suivent avec la même détermination et le même génie. Un groupe compact de femmes, habituées des marches du vendredi, n'a pas déserté le terrain. En plusieurs points du parcours, allant de la maison de la Culture jusqu'à la rampe du port, des dizaines de citoyens se joignent à la procession humaine du départ, comme un fleuve qui reçoit l'apport des rivières. Les fleuves humains qui se constituent dans les wilayas du pays se jettent, quant à eux, dans la mer démontée du hirak. Le «fleuve» de Béjaïa est d'un débit gros et incessant. Certains citoyens marchent nonchalamment, d'autres pressent le pas, poussés par l'exacerbation de leur ras-le-bol. Le premier carré dense, initié par un groupe d'artistes de la ville avec tambours battants, vibre sous les cris de «Dawla madania machi askaria !» (Etat civil, non militaire). Il devient impossible de venir marcher sans partager cette exigence d'un Etat moderne qui renvoie les militaires aux casernes. Puis passe un deuxième carré non moins résolu à ne pas voter pour la issaba. Un troisième carré, bruyant lui aussi, jure que «Walah ma rana habsine !» (Nous nous n'arrêterons jamais), résumant le point de non-retour auquel est arrivé le mouvement à sa 33e marche hebdomadaire. Impossible de lui faire passer la marche arrière ou de l'amener à se ranger. «Bedoui et Bensalah lazem itirou !» (Ils doivent partir), rappelle-t-on. Les carrés humains se suivent et rivalisent d'énergie. On est ressorti en robe kabyle, sur un fauteuil roulant, appuyé sur une canne, dans une poussette, blotti dans des bras, perché sur des épaules… Pour brandir le plus haut possible son drapeau, on s'est servi de longues perches en déployant des cannes à pêche qui serviront comme telles le 12 décembre. Des architectes continuent à former leur petit groupe marchant chaque vendredi. Ils sont devancés par des groupes organisés, dont un est dédié à un détenu du mouvement, Bachir Awaghlis Arhab, et un autre a porté un grand portrait de Karim Tabbou. A son huitième mois, la marche hebdomadaire est encore grosse. Des milliers de personnes sont déjà passées, mais ceux qui arrivent sont encore plus nombreux. «Ya Hassiba, l'Algérie rahi welat !» (Hassiba Benbouali, l'Algérie est de retour), tonne un animateur dans un mégaphone du milieu de l'un des carrés les plus denses. Les femmes répondent par des youyous. Le groupe qui suit est le plus acharné sur la revendication de la Constituante, il est animé par des militants et sympathisants du PST. Il est ce que l'on doit appeler le carré rouge de la marche, où le portrait du Che trône. Les membres de la communauté universitaire se remobilisent eux-aussi, inlassablement, dans leur propre carré. Hier, ils ont fermé la marche en ayant une pensée pour le détenu Ahcene Kadi, militant du RAJ, jeté en prison. «Joyeux anniversaire Ahcene !», ont chanté des dizaines de manifestants, par solidarité au jeune détenu qui a bouclé hier sa 22e année dans une cellule à El Harrach.