Mustapha Benfodil, notre collègue, journaliste et auteur, est le récipiendaire du Prix littéraire Mohammed Dib, décerné par l'Association culturelle la Grande Maison pour son roman Body Writing : vie et mort de Karim Fatimi, écrivain (1968-2014) paru aux éditions Barzakh (novembre 2018). Extrait. Et je frémis chaque fois que tu me dis : ‘‘Il faut pas TIMIDER papa ! ; OH TU DEMANDES TROP LES QUESTIONS PAPA !''; et quand tu me dis je t'ai manqué, papaya, je veux t'asseoir sur tes genoux... Et j'adore tes fautes de français qui mesurent les pas qui te séparent de l'âge de raison, l'âge triste, l'âge de la lucidité vacharde comme lorsqu'on annonce à quelqu'un le plus normalement du monde qu'il va mourir. Je me souviens de la première image de ton échographie, et ta petite mimine sur le hublot de l'échographe, et toi qui semblais me dire : is it safe down there ? Ça vaut le coup de descendre sur votre planète ? Et que je te disais viens, viens, descends, ma chérie, n'aie pas peur...Et quand tu es née, ma première phrase pour toi : c'est maintenant que tu arrives, petite fée ? La vérité est que j'aurais mieux fait de...Le...le monde. Le monde n'est pas. Je. Le. Le destin... Le destin n'a pas toute sa tête, ma fille. Et le monde n'a pas toute sa tête, ma fille. Et je dois te protéger de ses griffes. Je suis de plus en plus obsédé par l'idée d'organiser ma mort, de façon à ce que tu ne manques de rien. Abolir le mot «manque» dans le monde que je te laisse, moi qui ai manqué de tout quand papa est. Je ne pense qu'à ça, je. Une belle mort. Oxymore. Décidément, tout me ramène à ça. J'ai ce don, ce don sinistre de convoquer la mort, de palabrer avec la mort et de parler la langue des tombes palpitantes. J'écris pour faire parler les tombes. J'écris pour faire parler les morts. Pour faire chier la mort. Pour apprivoiser la mort. Obsédé par l'idée d'organiser ma mort. Le privilège des cadavres lucides. En sursis. Lucides. En sursis. Organiser ma mort. De manière à ce que tu ne manques de. Que tu ne ressentes pas trop mon ab. Ma peu...Peur du froid, de la faim, de la nuit, du vent, de la pluie, de la maladie, de la télévision, du lait sur le feu, des prises électriques, des toboggans abrupts, des ogres pédophiles et des jours «sang». Je dois capitonner toute la maison, et...Et je culpabilise, je culpabilise pour chaque cigarette que ma faiblesse m'autorise. Et chaque bouffée de nicotine devient un champignon nucléaire dans ta minuscule poitrine. Le destin me tient, nous tient, en respect, et je dois te protéger de ses griffes. Le destin n'a pas toute sa tête, ma fille. L'époque n'a pas tout sa tête ma fille. Et le monde n'a pas toute sa tête, ma fille. Je dois te protéger de ses griffes. Et des trous noirs humains qui aspirent notre part de lumière, nos forces, nos désirs, notre libre-arbitre, notre volonté, notre liberté... Organiser ma mort...Une mort digne de préférence...Indolore. Une mort utile. De manière à ce que tu ne manques d'aucun signe... Le jour où je t'ai eue, j'ai cessé de vivre pour moi. Et j'ai compris que je n'avais plus le droit de te laisser tomber. Je n'ai plus le droit de foutre ma vie en l'air. Moi, ton modèle malgré moi. Tu me coiffais les cheveux en me disant ‘‘Je vais te faire super-héros, Monsieur Papa.'' Merci pour cet honneur, mais, vois-tu, au fond, je ne suis qu'un modeste astronome qui a baptisé une «etwale» à ton nom. Je n'ai pas grand-chose à te léguer hormis cette étoile et mon costume de clown maison. Mais je voudrais que tu saches que, quoi qu'il arrive, tu auras été ce qui a compté le plus pour moi, l'amour de ma fille ! J'étais atteint d'une leucémie rare et dans mes veines ne circulait que le sang infect d'un temps infect d'un ciel infect d'un siècle infect d'un cadavre infect, un cadavre prolongé et très long, de 1968 à maintenant, et ton souffle feutré est venu changer mon sang et mes humeurs infectes, et tout le matériel métaphysique et les mots mesquins qui composaient ma peur, moi qui, pendant très longtemps, m'était rangé à cette vieille doctrine, commune à tous les pessimistes timorés, qui commandait de ne point envisager de se reproduire par souci d'épargner à l'humaine condition d'autres sacrifices inutiles et d'autres Ismaël sans Abraham pour les sauver. Et j'étais malthusien dans l'âme, malthusien dans l'âme, son Essai sur le Principe de Population et son précepte cardinal : «Si un homme ne peut nourrir ses enfants, il faut donc qu'ils meurent de faim. Et s'il se marie malgré la perspective de ne pas pouvoir nourrir les fruits de son union, il est coupable des maux que sa conduite attire sur lui, sur sa femme et sur ses enfants.» Et aujourd'hui, je le maudis. Je maudis Malthus et je maudis El-Maâri. Pousse, pousse, ma puce, et ne t'occupe de rien. Ne pense à rien. S'il le faut, nous mangerons les nuages. Oublie les préceptes, les statistiques, les prophéties du désastre, oublie Cassandre, oublie l'économie, au diable la prudence, les réserves d'or et de blé, toute cette comptabilité de merde, les calculs mesquins de la Bourse qui rationne nos rêves et nous coupe l'appétit de vivre. Vis ma chérie, vis ! AICHI BARK ! Vis ta chance comme si elle était la dernière et n'écoute personne, surtout pas ton père. Ecoute plutôt René Char : «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque»...
Mustapha Benfodil. Body Writing. Vie et mort de Karim Fatimi, écrivain (1968-2014), éditions Barzakh. Advertisements