Mustapha Cherif, philosophe, islamologue, écrivain, professeur émérite des universités et artisan du dialogue des civilisations et penseur de renommée internationale, vient publier un essai intitulé Face à la pandémie : L'humanité au défi aux éditions ANEP. – L'effet de la Covid-19 ne laisse personne insensible. La preuve, vous consacrez tout un essai sur cette pandémie... Nous sommes tous interpellés. Cette pandémie est un choc mondial profond, que personne n'a prévu. Analyser et faire face à ce qui se passe s'impose, notamment pour tenter de répondre aux questions que se posent les peuples. Il faut se garder des deux excès : l'alarmisme et l'inconscience. Il y a lieu d'esquisser le bilan de l'état du monde et d'œuvrer pour un mode de vie apaisé et de nouvelles relations interhumaines et internationales basées sur le bien commun. Compte tenu du fait que la sécurité de l'espèce humaine est en danger, nous ne devons pas renoncer à penser et à bâtir un monde meilleur. II est naturel et vital de penser ce moment historique, de réduire l'incertitude, en renforçant notre résilience et la consolidation de l'Etat national. Les questions de la médecine et de l'épidémiologie ne sont pas des sujets isolés. – Vous dites que cela concerne l'humanité… La mondialisation est incontournable, mais sa version sauvage et uniquement mercantile et inégalitaire produit des dysfonctionnements, des risques et des menaces, comme ce dangereux virus. Le devenir est commun. D'où l'importance de revenir au dialogue des civilisations et au vrai multilatéralisme démocratique. Les peuples, notamment les classes sociales défavorisées, subissent les dérives et les agressions de toute nature. La solidarité humaine est la solution. Comme l'énonce l'Emir Abdelkader, le meilleur d'entre les humains est celui qui est le plus utile à l'humanité. – Un défi... C'est un défi immense de coopération internationale. Les enjeux stratégiques que soulève cette crise sont nombreux. Ils concernent la survie sur les plans de l'identité, de la souveraineté et du droit au développement. Nous ne devons pas démissionner, ni se limiter à subir. Attachons-nous aux questions de fond : nous devons reconnaître dans cette catastrophe une épreuve majeure, du fait de nos comportements et déficits en matière de projet de société, de rationalité et d'éthique. Les manquements et dérives se paient. Il n'y a ni hasard ni impunité. Les catastrophes ne sont pas de simples accidents. Elles ne se produisent pas ex-nihilo. Le facteur humain est fondamental. Le virus est redoutable. Aussi, il y a lieu de s'engager sur le chemin de la prévention. – Le monde est déstabilisé... Le monde est déstabilisé, sans pourtant s'effondrer, grâce notamment au corps médical et d'autres métiers. La crise a surpris le monde. C'est étonnant, vu les prétentions des puissants à tout savoir, à tout maîtriser et à tout contrôler. Vigilance et humilité s'imposent. Les maladies contagieuses existent depuis la nuit des temps, mais cette crise déstabilise. Sous ses effets, les mutations et les bouleversements s'accélèrent et touchent tous les domaines. La pandémie montre que les menaces sont globales et complexes. La sécurité sanitaire et la justice sociale s'imposent comme des priorités. – Vous évoquez la panacée, la science et la religion… Les problèmes sont multidimensionnels, les réponses doivent l'être aussi. La science est la clé principale, mais la spiritualité et la culture, bien comprises, peuvent être une source d'éthique et de sagesse pour tenir compte du psychisme humain. En ces temps modernes, est incontournable la critique des cloisonnements des savoirs. Sans confusion, des passerelles et l'interdisciplinarité méritent d'être mises en avant. – Vous écrivez que c'est un «avertissement»... Cette crise est un signal d'alarme, un avertissement, qui nous engage pour méditer et agir. Chaque citoyen ne peut qu'apprendre à se prémunir et à protéger les autres pour une vie saine et sage. Chaque pays doit redéfinir sa doctrine et ses priorités, notamment pour renforcer sa souveraineté et son indépendance, dans un monde violent et interdépendant. Face à la puissance de la maladie qui a mis à l'arrêt la planète et traumatisé les uns et les autres, ceux qui sont conscients de la crise environnementale considèrent que c'est un avertissement de la nature agressée. L'approche philosophico-politique, de son côté, estime que c'est le résultat de la course effrénée pour le pouvoir et le profit illimité et celui de la science sans conscience ni éthique, qui manipule et fait prendre des risques à l'humanité. Les croyants l'interprètent comme un avertissement divin à l'encontre de l'humanité ui a perdu les finalités de l'existence et le sens de la sagesse. D'où l'importance de faire notre examen de conscience et de soutenir les débats, les savants et les chercheurs qui respectent l'éthique. Les scientifiques ne peuvent qu'étudier les conditions de production de la crise et s'engager pour l'après-Covid-19. Cela signifie entre autres de se souvenir de notre finitude, de notre origine et devenir, du caractère sacré de la vie et s'investir tout à la fois dans la science et la citoyenneté. Analyser les lois naturelles et les lois sociales. D'autant que la perception des risques et des dangers peut s'affaiblir chez les populations. Des dissonances et des comportements inconscients et irrationnels sont visibles. – Rien ne sera plus comme avant... C'est la fin d'un monde, mais pas la fin du monde. Cette pandémie oblige à revoir nos comportements et à être créatifs. Il ne s'agit pas de théories abstraites, ni d'interpréter unilatéralement et définitivement ce qui nous arrive, ni d'imaginer tout l'avenir, imprévisible, mais d'abord de penser notre présent, nos vulnérabilités et atouts et d'œuvrer par le travail pour un autre devenir, en alliant pluralité t unité, science et éthique. La pandémie est le reflet d'une crise mondiale profonde, de fin de civilisation, que l'Ordre mondial injuste ne veut pas reconnaître. – Une crise sanitaire multidimensionnelle ? Tous les problèmes se posent en même temps, sanitaire, politique, économique, et culturel. Une transformation stratégique des règles qui régissent les systèmes doit être penser et négocier. Il s'agit de réapprendre à vivre ensemble, mondialement et localement, en fonction d'une culture de la justice, de la prévention, d'une éducation adaptée et d'une économie sociale rationnelle. Un nouveau paradigme. Le dialogue s'impose. Le repli ou la loi du plus fort ne règlent rien. Ils aggravent la situation. L'heure est à l'intelligence collective et à l'anticipation, non point à la panique et au défaitisme. Cette pandémie survient au moment où e monde moderne est dans l'impasse. Le système dominant a échoué en partie à onstruire un monde juste et équilibré. C'est une occasion pour mettre l'accent sur les aspects positifs du progrès et des relations internationales pacifiques et corriger les aspects néfastes et conflictuels. – Les croyants musulmans avaient admis, en 2020, la fermeture forcée des lieux de culte... En 2020, les croyants ont globalement admis, de par le monde, la fermeture temporaire des lieux de culte, avec tristesse certes, mais sans réserve. Sachant que la vie est sacrée et que le Prophète avait initié un protocole sanitaire qui préserve les populations des contagions. Malgré des maux sociaux et d'apparentes expressions sociales conservatrices, la société reste plutôt ouverte, attachée à la modération et à la prudence. Rien n'est donné d'avance, mais lier authenticité et progrès, foi et raison, reste possible. – Dans ce type de grave crise, quelles seraient les priorités, l'urgence ? La pandémie mondiale devrait être une opportunité pour repenser nos expériences, notamment en tant que nation algérienne, nourrie de la culture de la dignité, carrefour des civilisations, attachée à la fois aux progrès scientifiques et politiques et aux valeurs morales. En dehors des actions urgentes, pratiques et sanitaires, mises en œuvre avec diligence, la priorité est celle de l'éducation, de la culture et de la science, pour forger un citoyen responsable et éclairé. La recherche scientifique est l'outil de la puissance. La décolonisation des esprits devrait s'annoncer, avec la culture du bien commun et de la sécurité. La mondialisation en panne, c'est le moment de saisir des opportunités en intégrant des normes universelles et des critères scientifiques, tout en tenant compte de notre histoire, de nos spécificités et valeurs éthiques. Cette crise sanitaire et géopolitique met à mal les idéologies de l'exclusion, les populismes et le sentiment de supériorité du monde techniquement développé. Elle oblige à mieux se défendre, à se corriger et à inventer un mode de gouvernance cohérent et apaisé. Chaque monde doit sortir de la prétention à détenir toute la vérité, tout en mettant l'accent sur le compter sur soi. Il reste un avenir. Mustapha Cherif Face à la pandémie : L'humanité au défi. Essai Editions ANEP Mai 2021 Advertisements