Par Lina Kennouche Journaliste et doctorante à l'université de Beyrouth (Liban) A l'issue de négociations avec les hauts responsables militaires irakiens, les peshmergas kurdes ont été contraints dimanche de leur céder Fish Khabour, point de passage stratégique entre le territoire auto administré de Syrie et le Kurdistan irakien. Avec une présence turque au nord, des positions militaires syriennes au sud et à l'ouest, et l'avancée de l'armée irakienne à l'est, les Kurdes se retrouvent encerclés et privés de voies terrestres d'approvisionnement. Cette nouvelle configuration atténue la portée stratégique des succès enregistrés au cours de ces deux derniers mois et qui culminent avec la prise, le 23 octobre, du plus important gisement pétrolier de Syrie dont la production avoisine les 100 000 barils par jour. En dépit du capital symbolique conféré par le rôle déterminant des Kurdes dans la lutte contre le groupe Etat islamique, leurs acquis restent fragiles. C'est pour renforcer leurs gains militaires et capitaliser sur les positions stratégiques au cours des prochaines négociations avec Damas, que les FDS se sont lancés à la conquête des zones pétrolifères de la région de Deir Ezzor qui renferme les trois quart des réserves énergétiques de la Syrie. Après la prise du champ pétrolier d'Al Jafra et du gisement de Conoco contrôlés par l'EI et livrés sans combat aux FDS, la cession d'Al Omar à la coalition commandée par les Kurdes est apparue comme le prolongement du deal conclu à Raqqa. Le marché passé entre les Kurdes et l'EI avait permis au groupe de se retirer de la ville avant l'entrée des FDS. Selon les informations rapportées par l'Observatoire syrien des droits de l'homme (ONG proche de l'opposition syrienne) le 20 octobre dernier, l'EI aurait versé entre 20 et 30 000 dollars aux forces kurdes et aux «boucliers de l'Euphrate» (coalition de groupes pro-turcs), pour exfiltrer les combattants étrangers vers la Turquie. Ces révélations ont mis à mal la version officielle de la coalition sous commandement américain, selon laquelle les combattants étrangers auraient été exclus du deal. Les gains stratégiques des Kurdes sont donc à relativiser dans un contexte où les peshmergas n'ont pas ménagé leurs efforts pour tenter de trouver un compromis avec les autorités irakiennes sur les points de passage clés entre la Syrie et l'Irak et les zones disputées en Irak. La confrontation entre ces acteurs s'est durcie après la tentative ratée de Massoud Barzani, président de la région autonome du Kurdistan irakien, de mettre les autorités irakiennes devant le fait accompli en organisant, sans consultation, un référendum d'autodétermination le 25 septembre dernier. Cette initiative politique a également cristallisé les antagonismes entre forces politiques kurdes et finalement contraint Barzani à la démission. Au cours d'une allocution télévisée dimanche, le leader du PYDK a annoncé qu'il quitterait ses fonctions de président de la région autonome du Kurdistan irakien le 1er novembre, accusant au passage l'Union patriotique kurde (UPK) créée par l'ancien président de l'Irak décédé en 2014, Jalal Talabani, de «haute trahison». La reprise sans combat de Kirkouk le 16 octobre dernier par les forces irakiennes a en effet constitué un tournant décisif dans la mise en échec du projet indépendantiste. Cette région pétrolifère, conquise par les Kurdes à la faveur du vide créé par l'avancée de l'Etat islamique, a toujours incarné une pièce maîtresse de la stratégie d'indépendance du Kurdistan irakien. En 2011, Jalal Talabani, à la tête de l'Etat irakien, déclarait dans son discours de Souleimaniyeh : «Nous ne devons pas oublier que le Kurdistan irakien réunit plusieurs zones, dont Kirkouk, la Jérusalem des Kurdes.» Avec la perte de cette deuxième région pétrolifère la plus riche après Bassora, le rêve caressé par les Kurdes de proclamer l'indépendance du Kurdistan s'évanouit. Le pari hasardeux de Barzani de s'appuyer sur les Etats-Unis pour imposer face à Baghdad et Damas un Kurdistan indépendant révèle une mauvaise appréciation des rapports de force et de la situation politique. Les Etats-Unis ont laissé les brigades dorées appuyées par les unités populaires de mobilisation (d'obédience iranienne) le Hached Chaabi s'emparer de Kirkouk sans intervenir. Car si la logique impérialiste a bien pour corollaire la stratégie de morcellement et d'affaiblissement des Etats, les Américains ne sont plus dans une position hégémonique de toute puissance qui leur permettrait de s'engager dans un bras de fer régional. L'organisation du référendum avait suscité une unanime réaction d'hostilité de la part des acteurs régionaux dont les répercussions se sont fait sentir sur la scène politique kurde. La balade de Kirkouk a démontré la faiblesse d'un Barzani dont l'autorité limitée ne s'impose pas aux peshmergas liés à l'UPK. Une convergence s'est dessinée entre la Turquie, l'Irak et l'Iran, favorisant la mise en place d'un blocus aérien et l'adoption de mesures de rétorsions économiques. Cette crise politique a finalement confirmé que le soutien aux Kurdes restait tactique et ponctuel, exclusivement subordonné aux intérêts des principales puissances régionales.