L'association du Festival international du film amazigh de Montréal a organisé la semaine dernière une projection-débat autour du film de Abderrazak Larbi-Cherif Tahar Djaout, Un poète peut-il mourir ? Le débat a été mené par l'ancien présentateur du journal télévisé en français de l'ENTV, Soleiman Mellali, qui a dû quitter l'Algérie sous les menaces de mort pendant la décennie noire. C'est dans le lointain Canada, plus précisément à Sherbrooke, que Tahar Djaout publia son premier recueil de poésie, Solstice barbelé, (éditions Namane, 1975) à l'âge de 21 ans. Son pays, l'Algérie, n'était pas l'endroit le plus indiqué pour exprimer sa «rage, au sujet de l'oppression de l'identité et de la culture berbère», pour reprendre les propos de Radia Mebarek, qui lui a consacré son mémoire de maîtrise en lettres, à l'université du Québec, à Trois Rivières. Quatre décennies plus tard, la semaine dernière, une rencontre à été organisée à Montréal autour du poète, romancier et journaliste. Entre-temps, les «frères vigilants», personnages lugubres de son roman posthume, mais non moins prémonitoire, Le dernier été de la raison, auront eu droit de son corps, mais pas de son œuvre. Le 26 mai 1993, Tahar Djaout est victime d'un attentat devant chez lui dans la banlieue d'Alger. Le fils d'Oulkhou (Azeffoun) et de La Casbah d'Alger rendit l'âme une semaine plus tard, le 2 juin, jour de l'Aïd. Il succomba aux balles assassines d'un groupe à la «foi surhumaine et inhumaine». Une horde au Dieu de «la vengeance et du châtiment, qui ne connaît ni l'amour, ni le pardon, ni la compassion, ni la tolérance». Un Dieu dont elle a, elle-même «soigneusement tracé les contours». A Montréal, l'évocation de Tahar Djaout s'est faite autour du film sorti en 2011 que lui a consacré le journaliste et documentariste Abderrazak Larbi-Chérif, Tahar Djaout, un poète peut-il mourir ? En préambule à la projection organisée en collaboration avec le Festival international du film oriental de Genève (Fifog), l'assistance, qui a bravé la vague de froid extrême qui s'est abattue sur Montréal, a écouté religieusement la chanson Kenza, dans laquelle Lounès Matoub rendait hommage à Tahar Djaout, avant qu'il soit lui-même assassiné en 1998. Le court métrage Yidir, de Tahar Houchi, a été aussi projeté. Il raconte l'histoire d'un enfant à qui on interdit de parler sa langue maternelle, le tamazight, à l'école. Pour l'écrivain Yasmina Khadra, interviewé dans le documentaire, «avec l'assassinat de Tahar Djaout, le point de non-retour était franchi». La suite tout le monde la connaît : une centaine de journalistes assassinés par «ceux qui s'opposaient au progrès, à la démocratie et à la liberté. Un crime qui a été suivi par des centaines de milliers de morts et de traumatisés et certainement quelques milliers d'exilés», comme l'a souligné Soleiman Mellali, l'ancien présentateur du journal télévisé en français de la Télévision algérienne et rédacteur en chef à Radio Canada. «Dans le film, nous avons vu des extraits de ses romans et de sa poésie, mais il y a une phrase qui est à la fois très belle et terriblement très tragique, parce qu'elle était à mon avis prémonitoire. -Le silence est la mort. Et toi si tu te tais, tu meurs. Et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs.- C'est une phrase qui a été suivie à la lettre par des dizaines de journalistes algériens par la suite qui ont résisté à l'obscurantisme et au terrorisme. C'est une expression qui devenue célèbre mondialement. Chaque fois qu'un journaliste est assassiné, cette phrase revient sur les réseaux sociaux et dans les articles de presse», a-t-il ajouté. Qui a tué Tahar Djaout ? «Peu d'Algériens croyaient qu'on allait arriver à une situation aussi grave. Que les intellectuels, que les journalistes allaient être ciblés. Les terroristes islamistes ont choisi de cibler toutes les personnes remarquables de la société civile algérienne, parce que ça faisait du bruit. La mort de Tahar Djaout a été un électrochoc pour les journalistes et pour les intellectuels. Sa mort n'a pas été vaine. Beaucoup ont compris à ce moment que la défense de la démocratie et de la liberté était le choix à faire», affirme Soleiman Mellali. Tahar Djaout a été tué le lendemain de la publication de son célèbre éditorial La famille qui avance et la famille qui recule. Il n'était pas tendre avec le pouvoir, et encore moins avec les islamistes. «Il avait la terreur de voir ce pays basculer dans la République islamique. Il était taraudé par la question de savoir qu'allons-nous devenir là-dedans», explique Meziane Ourad dans le film sur Tahar Djaout. Il écrivait notamment : «Vu la situation de crise profonde que vit l'Algérie et qui brouille toute perspective d'avenir, le salut ne résiderait-il pas plutôt dans un choix résolu, quitte à faire des mécontents, le choix qui arrachera l'Algérie aux serres des ténèbres pour la propulser vers le jour ? Ce choix tarde à se préciser, à tel point que nous commençons à nous demander avec angoisse si c'est vraiment vers la lumière du jour que ceux qui ont en charge la destinée du pays veulent nous mener.» A l'époque, le Haut comité d'Etat, dirigé par Ali Kafi, entamait un dialogue politique avec les partis. La présence des islamistes est dénoncée par Tahar Djaout dans sa célèbre tribune. «L'originalité de la seconde mi-temps de ce dialogue politique est qu'il réunira les formations groupées en 'familles' d'idées. Et là on retombe à pieds joints dans la grande problématique de l'Algérie, car, si on évacue quelques points de détail, il n' y a en fait que deux familles : la famille qui avance et la famille qui recule. Parmi les cinq formations politiques reçues par le HCE, on dénombre : deux partis intégristes, deux partis qui soutiennent l'intégrisme et un seul pari qui œuvre pour une Algérie républicaine et moderne». «Les vraies circonstances de sa mort restent inconnues encore. Le chauffeur qui a dénoncé l'émir du GIA, Layada, est revenu sur sa déclaration. Finalement, Layada est acquitté et le chauffeur est condamné à 10 ans de prison pour d'autres faits sans lien avec l'assassinat du poète», rappelle Soleiman Mellali. Les aveux faits devant les caméras de la Télévision publique algérienne auraient dû être faits devant un juge dans un Etat de droit, comme l'a souligné l'ancien présentateur du journal télévisé. Lors du débat, un des présents a suggéré qu'avec le recul, on ne peut affirmer hors de tout doute que ce sont les islamistes qui l'ont tué puisqu'il «voyait les choses venir et disait que ceux qui nous gouvernent nous mènent vers les ténèbres, au même titre que les islamistes». «Effectivement, ca reste très troublant», lui répond Soleiman Mellali. «Mais je peux vous affirmer qu'à l'époque rien n'était vraiment clair. Beaucoup de gens ont écrit pour dire que les GIA étaient dirigés par des membres de l'armée et qu'au niveau du pouvoir il y avait aussi des islamistes. Ceci dit, il y a des cas où c'était clair que ce sont des islamistes», a-t-il ajouté. «Dans le cas de Smaïl Yefsah, on a la certitude que c'était des islamistes et c'est parti de l'intérieur de l'ENTV. Smaïl ne retournait pas chez lui, car quand on travaille à la télévision, on est facilement reconnaissable. Ce jour-là, il a juste dit qu'il allait chez lui pour chercher des vêtements. Il y avait un monteur vidéo qui travaillait avec nous et qui réalisait les vidéos du FIS. Alors on fait les recoupements et on tire les conclusions», conclut le journaliste de Radio Canada.