« De Tripoli à nos jours : il n'y a aucune légalité du pouvoir en Algérie ». En faisant cette déclaration, Lakhdar Bouregâa, fidèle à son histoire, savait exactement les risques qu'il prenait ce 26 juin, face à des appareils pressés de trouver des solutions et réunis au siège du RCD. Des appareils auxquels il rappelait que la recherche « d'instruments » ne devait pas faire perdre de vue l'objet du conflit. Entre cet homme qui avait le courage de dire : le problème en Algérie c'est « l'armée », et ceux qui proposaient, pour sortir de la crise, leurs services à « l'armée » pour organiser la « transition démocratique », le malentendu était total. Demandes d'emploi rejetées. L. Bouregâa les avait pourtant avertis : vous menez le mouvement à l'impasse, déclarait-il, à peine sorti de cette rencontre, dans une critique radicale de cette initiative. Comment, en effet, un maquisard de cette trempe, qui a combattu l'armée coloniale par les armes pour libérer son pays, avant de combattre l'armée du colonel H. Boumediène qui l'emprisonnera, le torturera, un fondateur du FFS, participant de toutes les formes d'opposition depuis plus de 57 ans, aurait-il pu prendre au sérieux une initiative relevant du domaine de l'absurde, de la pensée magique ? A – t- on jamais vu des tyrans mettre leur pouvoir au service d'un projet qui propose la mise à mort du système dont ils sont les architectes fondateurs qu'ils défendent, renforcent depuis plus d'un demi-siècle avec toutes les armes imaginables et même inimaginables ? L'histoire ne l'a pas démenti : aujourd'hui la sentinelle est « enharrachée », mise sous mandat de dépôt pour « atteinte au moral des troupes de l'ANP » et « outrage à corps constitué ». S'il suffit à un homme âgé de raconter son récit de la prise du pouvoir par l'armée des frontières en lui contestant le titre d'héritière de l'Armée de Libération Nationale à partir d'images vidéo de mauvaise qualité, hachurées et parfois inaudibles, pour porter atteinte au moral des troupes, alors c'est que le moral des troupes est bien bas. Et s'il suffit à l'ancien maquisard – aux chaussures usées à force de marcher pendant plus de cinq ans dans les maquis, des chaussures qui continuent à marcher à l'heure où elles auraient mérité le repos- de rappeler « la crise de l'été 62 » dont aucun curieux d'histoire n'ignore les bons et les mauvais soldats, pour être accusé « d'outrage à corps constitué » alors c'est que la vérité blesse l'honneur quand il est faible. Pensée magique ou pêché originel ? Son crime puisqu'il y a crime, c'est avoir rappelé depuis un pupitre d'opposant que, s'il y a aujourd'hui « impasse », c'est parce que la question à résoudre est mal posée. Réduite à un débat technique, à coup de période de transition aux articulations improbables – réduite à une liste de citations pour apprentis en droits des hommes sans les femmes – de conférences nationales -qui se posent en médiatrices d'on ne sait qui et contre qui- d'acteurs à peine identifiables- interchangeables parce que sans récit politique, sans base sociale, n'apportant dans leurs paniers que leurs échecs, leur impossibilité à dire d'où ils parlent et au nom de qui ils parlent dans le mensonge de l'unité. Pendant que l'Algérie traverse une grave crise de représentation symbolique et de représentation politique. Le mouvement de février est né justement du refus de se voir représenter par un homme malade sans tête et sans pieds pour marcher. Et au fur et à mesure que les gens marchaient, il a révélé à quel point cette crise des représentations était grave et profonde. En questionnant la source du pouvoir en Algérie, fondatrice de légitimité, L. Bouregâa a ramené dans le débat en terme politique depuis sa légitimité de maquisard, ses combats et son histoire politique, la question centrale aujourd'hui en Algérie : quel rôle pour l'armée cette grande ordinatrice de l'ordre politique, de l'ordre public, de l'ordre symbolique, et de l'ordre économique ? Et si l'on se croyait au 21ième siècle, il est venu rappeler qu'on était toujours au 20ième siècle, comme un remake de la crise de 62, crise non résolue à ce jour. Depuis ses combats L. Bouregâa a estimé que l'heure était peut-être venue de la dénouer. De questionner ce coup d'état fondateur de la fragilité de toutes les institutions en Algérie et organisé par l'armée des frontières contre le GPRA, pour, peut-être, faire oeuvre de réparation. Ce coup d'état qui, tel un pêché originel, ouvre et ferme les portes de l'enfer algérien depuis 57 ans. L'interminable guerre des frères. En opposant un contre récit aux fondements du pouvoir en Algérie, L. Bouregâa s'est mis dans le coeur de ce volcan comme un pompier prêt au sacrifice pour éteindre le feu du mythe fondateur que les gardiens du temple entretiennent et alimentent. Aujourd'hui, en manipulant – et ce n'est pas un hasard- toutes les représentations symboliques : depuis les drapeaux permis et interdits jusqu'à débaptiser – sur une chaîne de télévision publique – un commandant de l'ALN, cracher sur sa figure mythique du maquisard libérateur et populaire. Pour s'en convaincre, il suffit de marcher avec le commandant de l'ALN Bouregâa dans les rues à Alger un vendredi pour découvrir, surprise, son immense popularité. Il suffit de passer avec lui un délicieux après midi et de l'écouter raconter ce que marcher veut dire, et ce que l'on est prêt à faire pour une paire de chaussures. Comment l'oublier racontant comment dans les maquis, quand un soldat français mourrait de leurs balles, la première chose à faire avant qu'il ne se refroidisse et d'ensevelir ce malheureux corps, c'était de lui enlever ses chaussures et de les porter. Quelle terrible expérience humaine que de porter, pour survivre, les chaussures encore chaudes d'un soldat ennemi auquel on vient d'ôter la vie ! Aujourd'hui c'est cet homme de 86 ans -aux chaussures usées à force de marcher- un survivant, un acteur précieux, une mémoire des résistances, que la justice vient «d'enharrachée», dans la proximité de ceux qui ont ruiné le pays. Une justice qui déclare criminel le droit de combattre le feu de l'enfer, telle une justice rendue au nom d'une divinité invisible. L'Algérie est un pays antique et tragique qui n'en finit pas de questionner ses mythes. Entre guerre du feu et pensée magique, ce qui se joue, autour de l'affaire Lakhdar Bouregâa, c'est la guerre des mémoires fratricides : entre le frère sans pouvoir qui interroge la généalogie de l'héritage, et le frère qui se saisit de l'héritage pour le transformer en pouvoir. Dans un pays sans père auquel succéder, nous dit Karima Lazali, psychanalyste, il ne reste que le fratricide pour trancher, malheureusement pas seulement au figuré. La langue emprisonnée de l'un des derniers survivants du Conseil National de la Révolution Algérienne, CNRA, en témoigne, pour avoir dit : ce sont les fondations du pouvoir qui tremblent, ce ne sont pas les escaliers pour y accéder, ce sont ses frères qui l'ont enchaîné. Ah, je vois déjà des voix raisonnables venir m'expliquer : ce n'est pas le moment de poser ces questions taboues qui divisent. Mais alors, si ce n'est pas le moment de poser la question des sources du pouvoir en Algérie, c'est le moment de quoi ? de monter les escaliers entre deux présidents, deux selfies en attendant le prochain coup d'état ?