On le sait, deux écoles s'affrontent. La première, celle du révisionnisme, veut faire croire que la colonisation est un bienfait donné par la civilisation à la barbarie. À l'inverse, la seconde tend à incriminer systématiquement la colonisation pour toutes les dérives pré et post-coloniales. Entre les deux ? Justement… La dernière fois, on s'était aventuré, ici(1), à établir un lien de causalité entre la colonisation et la crise écologique. Accueillie avec scepticisme, cette réflexion était pourtant basée sur des thèses très sérieuses de l'écologie décoloniale. Aujourd'hui on aborde une réflexion que certains jugeront sans doute un brin hasardeuse mais qui est néanmoins avérée historiquement. Ceux qui redoutaient que les effets de la pandémie de coronavirus profitent aux classes les plus puissantes ne s'y sont pas trompés car le rapport entre les épidémies et l'expansion économique et sociale de l'impérialisme et du colonialisme ne sont pas une vue de l'esprit. Le rapport d'expansion et de domination coloniale s'est construit à travers l'Histoire en liaison avec ce que l'on appelle aujourd'hui les crises sanitaires et qui, jadis, se nommaient épidémies. Parmi les effets, sur le long terme, provoqués par les épidémies dans l'Histoire, l'accélération des conquêtes coloniales serait, selon certains chercheurs, une conséquence rarement évoquée. Pourtant, le lien est visible quand on se donne la peine de le considérer. La peste noire, au XIVe siècle (1347-1352), aurait tué entre 25 et 45 millions de personnes en Eurasie. Elle aurait aussi permis l'essor de l'Europe occidentale. Ce n'est qu'en 1832 qu'un historien, Justus Hecker, apporte une lecture nouvelle en soulignant l'importance radicale de la peste noire comme «facteur de transformation de la société médiévale». Cette épidémie accrut la fragilisation de l'empire byzantin et favorisa la montée ottomane. En Eurasie, non seulement la réduction du nombre de paysans par la mortalité due à l'épidémie a poussé les possédants à investir dans les technologies pour faire face à la pénurie de main-d'œuvre et à moderniser l'économie, mais elle a indirectement encouragé l'impérialisme européen jusque-là bridé par la peur de l'inconnu. Les voyages et l'exploration boudés à cause de leur extrême dangerosité sont devenus paradoxalement moins redoutés face au risque de mortalité par la peste encouru en restant chez soi. Ces facteurs ont créé les conditions pour faire de l'Europe occidentale l'une des régions les plus puissantes du monde. La peste toucha aussi l'Afrique du Nord. Ibn Khaldoun releva dans les Prolégomènes son impact politique, voire civilisationnel : «Une peste terrible vint fondre sur les peuples de l'Orient et de l'Occident ; elle maltraita cruellement les nations, emporta une grande partie de cette génération, entraîna et détruisit les plus beaux résultats de la civilisation. Elle se montra lorsque les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence ; elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu'ils étaient menacés d'une destruction complète. La culture des terres s'arrêta, faute d'hommes ; les villes furent dépeuplées, les édifices tombèrent en ruine, les chemins s'effacèrent, les monuments disparurent ; les maisons, les villages, restèrent sans habitants ; les nations et les tribus perdirent leurs forces, et tout le pays cultivé changea d'aspect.» Plus proche de nous, la peste bovine qui a touché l'Afrique, essentiellement l'Ouest, le Sud-Ouest et la Corne de l'Afrique, et provoqué jusqu'à 90% de perte du bétail, a contribué à accélérer la colonisation du continent par l'Europe. Les cultures dépendant du travail des bœufs s'en sont trouvées affectées. Famine et déplacement de populations ont rendu la colonisation plus facile à la fin du XIXe siècle et favorisé l'accaparement des terres. Dans les années 1870, 10% de l'Afrique était sous contrôle européen, et 90%, trente ans plus tard. Ainsi, la conquête de l'Erythrée en 1889 a-t-elle été favorisée par la famine qui avait décimé le tiers de la population. Si les épidémies ont pu faciliter l'expansion coloniale, celle-ci, c'est bien connu, a aussi répandu nombre de maladies parmi les peuples conquis, entraînant même parfois leur anéantissement. Il en est ainsi de la colonisation des Amériques à la fin du XVe siècle qui, selon une étude de l'University College London au Royaume-Uni, a décimé les populations de la région qui sont passées de 60 millions de personnes à 5 ou 6 millions en un siècle. Les Incas n'ont pas résisté aux épidémies de variole propagées par les conquistadors, mais aussi celles de grippe, rougeole, peste bubonique, diphtérie, typhus et choléra. L'analyse des conséquences sociales et politiques de ces grandes épidémies a favorisé une approche nouvelle appelée médico-historique. C'est sans doute avec cette approche qu'il convient de regarder les incroyables enjeux de classes et géostratégiques qui sous-tendent la pandémie de coronavirus. Les polémiques en France autour d'un traitement et d'une méthode préconisés par un professeur de médecine irrédentiste sont trop vives pour être strictement médicales. Elles impliquent la contestation du rapport organique de la santé au pouvoir politique. Elles renseignent en creux sur les colossaux enjeux financiers qui se trament derrière la préconisation d'un remède. Cette crise révèle aussi à l'échelle internationale la compétition pour le leadership économique mondial entre la Chine montante et les Etats-Unis déclinants. A. M. 1) Le Soir d'Algérie du 9 février 2020 : «Ecologie décoloniale, la suite».