On rattache le plus souvent le nom du Président égyptien Anouar Sadate à sa visite à la Knesset et à la politique d'ouverture, l'Infitah, qui a ruiné l'Egypte et enrichi ses dirigeants. Ce qu'on sait moins, c'est que l'œuvre de «dénasserisation» du pays, entreprise par son successeur, au lendemain de la mort de Nasser, avait commencé dans le bureau présidentiel. Dès sa première journée de présence sur le siège qu'il avait hérité du Raïs égyptien, Sadate, en homme soucieux de préserver sa santé, avait tenu à marquer sa différence. Alors que le secrétaire particulier de son prédécesseur, Mohamed Ahmed, encore en poste pour quelques jours, entrait dans le bureau avec une pile de dossiers dans les bras, il s'écria : «Débarrassez-moi de tous ces dossiers, c'est ça qui a tué Nasser !» Croyait-il vraiment que c'est la lecture matinale de la revue de presse et des rapports diplomatiques qui avait précipité le trépas de son illustre devancier ? Toujours est-il que Sadate s'était attaché d'entrée à tourner le dos à l'une des qualités les plus connues chez l'ancien Président, à savoir son attachement viscéral à rester toujours informé. À l'opposé, le nouveau Raïs égyptien tenait surtout à faire montre d'une foi ostentatoire, se bornant à la seule lecture du Coran, dont il exhibait des exemplaires jusque sur son bureau. Sadate voulait apparaître comme un anti-Nasser, et il a été convaincant, notamment en se rapprochant des islamistes et en façonnant auprès d'eux et de l'opinion son image d'homme pieux. Sadate a tourné le dos au socialisme nassérien et il a opté pour l'Infitah qui a permis surtout l'émergence de riches «Gros chats», une caste à bedons et marques de piété sur le front. Malgré tout, et comparé à son successeur honni, Moubarak, Anouar Al-Sadate reste auréolé de la controversée victoire d'octobre 73, que les Israéliens ne lui contestent pas d'ailleurs, et il reste populaire. Qu'en est-il aujourd'hui de l'image de Nasser, un demi-siècle après sa mort et après un demi-siècle de tentatives de réduire sa vie et son œuvre à la portion congrue, voire à une utopie ? Prudents comme le fut Al-Aqad avec l'opportuniste et rusé Mu'awya, les commentateurs égyptiens, plus prompts à célébrer le nouveau «Raïs», se veulent objectifs et neutres. Toutefois, le plus bel hommage est celui qu'un historien libanais, Fawaz Taraboulci, a publié sur le réseau social Facebook, avec ce titre simple mais, éloquent : «Abdenasser, le dirigeant qui lisait.» Un titre et un constat alarmant, au moment où toutes les études et statistiques en matière de lecture classent les pays arabes dans la position peu enviable de ceux qui lisent le moins. Recourant à ses souvenirs personnels, l'auteur, qui dit au passage avoir été «nassérien enthousiaste», affirme avoir été surpris de trouver un message de Nasser dans les papiers de son grand-père. Il s'agit d'un message de condoléances qui date de 1956 et que Nasser avait adressé à la famille lors du décès de son grand-père, l'historien Aïssa Maalouf, un geste qui l'a étonné. Il s'est d'abord contenté de considérer le message comme une initiative administrative classique des services présidentiels, mais une anecdote concernant Nasser lui est revenue en mémoire. Celle d'un dîner offert par Nasser dans les années soixante, en l'honneur du mari de sa cousine, Philippe Taqla, alors ministre des Affaires étrangères du Liban, lors d'une visite officielle. Cette cousine, Edith Maalouf, lui a raconté qu'elle s'était excusée auprès de Nasser pour sa non-maîtrise de la langue arabe, étant née au Brésil et ayant grandi et vécu longtemps dans ce pays. Le Président égyptien s'était alors étonné : «Comment, vous qui êtes apparentée à Aïssa Iskander Maalouf et à ses poètes de fils, pouvez-vous ne pas maîtriser l'arabe ?» Et Fawaz Stambouli de noter qu'au rappel de cette anecdote qui en dit long sur la culture de Nasser, «il se devait d'écrire sur ce grand homme : le dirigeant qui lisait». Fawaz Taraboulci ne s'en tient pas, cependant, aux souvenirs de famille. Il rapporte qu'un chercheur hollandais a consacré une étude aux lectures de Djamal Abdenasser, en se basant sur les ouvrages empruntés par le Raïs à la bibliothèque militaire. Parmi ses lectures figure, entre autres, l'essai de Tewfik Al-Hakim Le Retour de l'esprit, et on retrouve aussi, non sans surprise, la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d'auteur. On apprend également que Nasser, non content d'avoir exilé son compagnon d'armes, Khaled Mohieddine, en Suisse, lui a demandé de lui ramener, à son retour d'exil, des livres sur le... socialisme. Non content de lire énormément, Nasser incitait aussi ses proches collaborateurs à lire des titres qu'il avait déjà lus. C'est ainsi qu'il avait conseillé à Hassanein Heykal de lire les trois tomes de la biographie de Trostsky, publiée par l'historien polonais Isaac Deutscher. Bien que le 28 septembre 1970, date de la mort de Nasser il y a cinquante ans, ait été éclipsé par les célébrations de la guerre d'octobre 1973, la popularité de Gamal, l'idole des masses, reste intacte. Paradoxalement, même les présidents qui lui ont succédé à la tête de l'Egypte et qui ont agi contre lui bénéficient des retombées de cette popularité, au fur et à mesure que l'avenir s'assombrit, tout comme le présent. A. H.