Après un voyage au Japon, Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et surtout sémiologue, c'est-à-dire scrutateur et analyste des signes, publie en 1970 L'Empire des signes. Fameux ouvrage contenant des symboles, des images et des allégories signifiants, des fragments qui renseignent sur la totalité. C'est-à-dire la réalité globale, dans toute sa diversité, d'un pays où il capte des traits qui en disent long sur la culture, les gens et le niveau de développement et de civilisation atteint par le pays du Soleil-Levant après l'holocauste de Nagasaki et Hiroshima. Dans ce chef-d'œuvre de sémiologie fertile, Roland Barthes écrit notamment que «le lieu du signe ne sera donc pas cherché ici du côté de ses domaines institutionnels : il ne sera question ni d'art, ni de folklore, ni même de ‘'civilisation'' (on n'opposera pas le Japon féodal au Japon technique). Il sera question de la ville, du magasin, du théâtre, de la politesse, des jardins, de la violence ; il sera question de quelques gestes, de quelques nourritures, de quelques poèmes ; il sera question des visages, des yeux et des pinceaux avec quoi tout cela s'écrit mais ne se peint pas». L'évocation de l'auteur de Mythologies et de Le Degré zéro de l'écriture permet, par extrapolation, d'interroger quelques signes assez évocateurs de la mal-gouvernance ou de la non-gouvernance en Algérie. A contrario, leur absence aurait traduit l'existence d'une meilleure gouvernance et, par extension, un mieux-vivre et un mieux-être. Prenez par exemple, un des signes les plus visibles dans la capitale, mais aussi dans toutes les villes du pays ou presque : les trottoirs ! Mais, à Alger, le tableau est plus éloquent. Dans la ville blanche écrasée de soleil que magnifie la nostalgie lancinante d'Enrico Macias, c'est des trous perpétuels, des trous qui en chassent d'autres, suscitent d'autres, en nécessitent d'autres encore, sans jamais faire oublier d'autres passés ou qui annoncent d'autres à venir... Et ils sont nombreux dans la ville à faire des trous : la Sonelgaz, les PTT, l'Algérienne des eaux, la mairie, la préfecture et, derrière eux, une armée de p'tits malins qui savent faire des trous, et qui les refont perpétuellement depuis 1962. Des trous à n'en jamais finir et du carrelage en ciment pour vous trouer le moral et faire de gros trous dans les budgets des collectivités locales. Des trous, oui, y en a qui font des trous, depuis l'indépendance, pour se faire leur petit trou douillet, sur un matelas de dinars, sous le soleil éclatant d'Alger. Sans jamais que l'un de ces foreurs de trous dans le budget public aille au... trou. Tranquille qu'il est le Si Mohamed jusqu'à son enterrement dans un autre trou. Et, après lui, un autre Si Mohamed, encore plus malin, fera des trous et du carrelage pour faire encore des trous dans le budget et un amas de dinars, à la santé de Si Mohamed, celui qui attribue les contrats pour trouer les trottoirs et enrichir les copains et les coquins grâce aux trous dans les budgets d'équipement et d'entretien. Trouez, trouez, il en restera toujours quelque chose ! Mais bon, on est raisonnables au Soir d'Algérie, on ne demande pas aux responsables dans les communes, les daïras et les wilayas de nous inventer des trottoirs pour les utilisateurs de smartphones, à l'instar des Chinois ! Faut pas demander quand même la lune au pays du débit internet digne du paresseux, le célèbre mammifère de la famille des xénarthres ! Ces trottoirs, comme vous le savez, sont spécialement dédiés au «phubbers», ces piétons qui vous rentrent dedans, trop occupés à écrire un sms ou bien à tweeter ou à liker, le nez penché sur leur écran animé. Chez nous, à Alger comme ailleurs, on veut des trottoirs aux normes internationales adaptés à la configuration de nos villes. Avec des matières durables comme le ciment, la pierre ou le bitume. C'est-à-dire des trottoirs durables sans trous, ni ornières, ni fondrières ni excavations, ni travaux perpétuels effectués par des opérateurs sans coordination aucune. On saura, par ailleurs, que nos villes seront un peu mieux gérées et gouvernées lorsqu'on interdira aux commerçants de déverser sur les trottoirs déjà défoncés les eaux saturées de détergents avec lesquelles ils nettoient l'intérieur de leurs magasins. On le saura aussi lorsque la police sévira sévèrement contre ces automobilistes inciviques qui garent intempestivement sur les trottoirs. On se dira également qu'on a des pouvoirs publics locaux compétents et consciencieux quand notre chère police interdira aux motocyclistes de rouler dans les deux sens sur des trottoirs déjà encombrés par les ordures, les mendiants et les badauds, sans oublier les motos et les scooters qui y sont déjà stationnés et les terrasses des cafés bondées (hors temps Covid). À nos distingués autorités locales et à notre bien-aimée police, quelques rappels utiles de ce que sont un trottoir et les règles de circulation consubstantielles. Le trottoir est l'emplacement, jouxtant une chaussée, et réservé à la circulation exclusive des piétons. Il est généralement séparé de cette chaussée par une bordure dite de trottoir qui le surélève d'environ 14 cm, selon les normes admises. Cette surélévation a pour vocation d'empêcher les véhicules d'empiéter sur cet espace, et il est interdit à tout véhicule, y compris les deux-roues et les engins de déplacement individuels, d'y stationner et encore moins d'y circuler. C'est pour cela que dans les villes administrées le plus normalement du monde, les responsables de la voirie posent des potelets ou autres équipements de dissuasion. Cet emplacement est également convoité par les cyclistes mais seuls les enfants d'un certain âge ont le droit d'y circuler pour peu qu'ils roulent au pas et qu'ils ne gênent pas les piétons. Lorsque le trottoir est suffisamment large, certaines villes s'autorisent à y matérialiser une piste cyclable. Le trottoir est donc bien un espace SANCTUARISE. Il doit avoir un espace libre d'au moins 1 mètre 40 afin que les personnes à mobilité réduite en chaise roulante puissent circuler, ainsi que les personnes avec une poussette d'enfant. S'agissant des personnes juchées sur les engins de déplacement personnel ou individuel de type Segway ou trottinettes électriques, ces véhicules très tendance sont autorisés à condition de respecter l'allure du pas et ne gênent pas le piéton. Enfin, et à l'adresse des pouvoirs publics supérieurs, on réclame que le trottoir fasse l'objet d'une définition dans le code de la route pour dissuader les pratiques illégales dans les villes. Le trottoir doit être, il faut le répéter, un sanctuaire. C'est donc « une partie de la route affectée à la circulation des piétons, distincte de la chaussée et de tout emplacement aménagé pour le stationnement. Sa limite est repérable et détectable ». À bon entendeur (législateur et piéton), salut ! N. K.