Voilà un Suisse, un Helvète hors du commun, bien digne de la plus haute distinction de l'Ordre du mérite national, mais qui aurait mérité aussi une rue à son nom, ou même un bel édifice honorant sur son fronton sa mémoire d'ami indéfectible de l'Algérie. C'est que Charles-Henri Favrod aura tant mérité de l'Algérie enfin pleinement reconnaissante ! Le grand Charles, qui ne l'était pas seulement par la taille imposante, a cassé sa pipe un 15 janvier, voilà déjà trois ans, à presque neuf décennies d'une vie de journaliste, de voyageur, de photographe, de collectionneur, d'historien, d'essayiste ; bref, d'observateur privilégié et témoin en première ligne de son siècle. Lui, l'humaniste, l'homme de toutes les appétences culturelles, historiques, géopolitiques, et avant tout humaines. Lui, c'est donc ce journaliste exceptionnel de la presse helvétique, reporter de guerre, écrivain, historien, directeur de collections éditoriales, fondateur et directeur du célèbre Musée de l'Elysée dédié totalement à la photo à Lausanne, producteur de portraits de tant d'hommes politiques, mais encore esthète et collectionneur passionné. «La photographie, pour moi est souvent une preuve d'amour. C'est quelque chose qui vous trouble profondément parce que vous vous y introduisez, si elle est bonne, ça devient très vite une image mentale, vous la mémorisez d'une façon particulièrement durable, je pense que c'est une des images que l'on voit à son dernier jour», disait-il. Charles-Henri Favrod a encore eu cette subtile intuition qui incite à ne jamais jouer les mots contre les images, tout en puisant des mots intelligents des images glanées au fil du temps, des lieux et des rencontres. Le fils de vigneron et petit-fils de commerçant, qui est une mémoire visuelle et une banque d'images à lui tout seul, a toujours su reconnaître ses propres limites, par exemple de photographe, un peu... aidé, il est vrai, par le géant français Henri Cartier-Bresson. Il le rencontre alors qu'il était en train de faire des photos et c'est là, rapporte le célèbre chroniqueur vaudois Gilbert Salem, que Cartier Bresson lui dit : «Monsieur vous photographiez avec votre nombril alors que c'est avec vos yeux que vous devez le faire ! Depuis, il n'a plus fait de photos, il a collectionné celles des autres avec l'art que l'on sait.» L'humanisme généreux comme griffe indélébile. Charles-Henri Favrod, grand reporter pour La Gazette de Lausanne ou pour la radio Suisse-Romande, avait fait le tour de la Méditerranée en 1952 et est devenu un fin connaisseur du Maghreb, du Sahel et de l'Afrique noire profonde. Il fut surtout, pour nous Algériens, un des artisans du succès des Accords d'Evian pour lesquels il joua un rôle d'entremetteur discret et de facilitateur efficace, qui favorisa, à une date essentielle, les premiers contacts entre les dirigeants de la Révolution algérienne et de Gaulle à l'Elysée. Mais en fait, quel rôle précis a donc joué Charles-Henri Favrod ? «Je n'ai jamais été un porteur de valises ou de messages secrets comme on m'en a soupçonné», s'amusait-il alors, lui qui avait déjà réalisé ses premiers reportages en Algérie en 1952. Il nouera, au fil du temps, de nombreux et étroits contacts avec les nationalistes algériens. Il voit ainsi Tayeb Boulharouf, installé en 1956 à Lausanne pour y créer une antenne du FLN. Il rencontre Saâd Dahlab dans son rôle de ministre des Affaires étrangères dans le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), venu soigner à Crans-Montana une tuberculose contractée durant la bataille d'Alger. Il y a aussi Ahmed Ben Bella, avec qui il partageait la passion du football et la «lecture du journal L'Equipe». De même que Hocine Aït Ahmed, plus intellectuel, «qui lisait Le Monde». Et tant d'autres. En 1956, il réalise pour La Gazette de Lausanne la première interview donnée par Ferhat Abbas, qui deviendra Président du GPRA. «Je suis à cette époque un journaliste très résolu à ce que la France sorte de ce guêpier, disait-il, mais je ne veux pas comme beaucoup me promouvoir en go between [...], ce que je peux apporter, c'est un rapport privilégié.» Et c'est ce «rapport privilégié», avec les deux parties en conflit, qui lui permettra de faire renouer le contact après le cuisant échec de Melun. Charles-Henri Favrod, qui connaît bien Pierre Racine, le chef du cabinet du Premier ministre Michel Debré, se voit alors prié de faire savoir officieusement aux responsables du FLN que les Français seraient disposés à renouer le contact. Le tournant des années 60-61 est alors crucial. Les Français sont appelés, le 8 janvier 1961, à accepter par référendum l'autodétermination de l'Algérie. «À ce moment précis, explique l'historien suisse Damien Carron, on observe de très intenses activités, des deux côtés, destinées à établir le contact. Le rôle de Charles-Henri Favrod s'inscrit dans ce contexte-là.» Février 1961, le journaliste est à Genève aux côtés de Saâd Dahlab, sur les quais de la gare, pour accueillir Claude Chayet, membre de la délégation française auprès de l'ONU. La petite troupe se retrouve à l'hôtel d'Angleterre. Et, miracle, entre les deux hommes, «c'est le dégel absolu». Chaleureux, Dahlab s'écrie : «Ah, M. Chayet, les deux mains plutôt qu'une», se souvenait Charles-Henri Favrod. Chayet et Dahlab seront des acteurs décisifs car indispensables à la reprise des contacts en automne 1961, après l'échec du premier Evian. Et Charles-Henri Favrod y fut pour quelque chose ! Le président de la République, qui connaît bien le parcours du grand ami suisse de l'Algérie combattante puis indépendante, et notamment sa contribution militante à la Révolution algérienne, serait peut-être sensible à l'idée de le couvrir d'honneurs, chez nous, en Algérie. En immortalisant son nom, d'une manière ou d'une autre. Et ce ne serait, là, que l'expression du strict minimum du Smig de la gratitude algérienne. N. K.