De d�faite en d�faite, la paix, nous dit-on, frappe enfin � la porte de nos masures. Sans doute que les temps de la peur et l�effroi sont r�volus et qu�un certain pari sur la raison est en passe d��tre gagn�. Mais est-ce vraiment d�une glorieuse paix qu�il s�agit ou simplement d�un rabibochage honteux qui laisse intact le profond ressentiment ? Autrement dit, il faut se garder des augures officiels qui d�cr�tent et ordonnent que l�on tourne ces pages ratur�es et dans le m�me temps interdisent qu�on les �voque avec les m�mes termes que ceux d�hier. Ces mots qui disent simplement ce qu�ils veulent dire. De ceux qui, jusque-l�, d�signaient l�horrible et l�insupportable et qualifiaient les auteurs et les commanditaires pour ce qu�ils sont. L�absolution g�n�rale, pierre angulaire de la d�marche, n�est pas a priori en cause. Elle rel�ve d�un choix politique majeur, qui, pour indiscutable qu�il soit, ne doit pas s��riger en norme de la pens�e totale. Or, par certains aspects de la loi, l�on donne � penser que l�on s�achemine vers la plus d�testable transgression des valeurs constitutionnelles. Celles notamment relatives � la libert� d�expression. La pr�caution juridique dont s�est entour� le l�gislateur pour censurer les d�bats futurs est justement de cet ordre d�inqui�tude et ne manquera pas de faire probl�me � l�avenir. Soyons clairs : que vient faire cet articulet de l�ordonnance qui criminalise tout �crit et toute parole sur la question ? (1). A quel dessein l�a-t-on inclus sinon � organiser l�embargo sans faille sur des d�bats probables et imposer dans la foul�e l�amn�sie ? Bien que certains ex�g�tes en droit aient cru bon de rappeler que ce �garde-fou� est sp�cifiquement destin� � endiguer l�activisme des islamistes qui seraient tent�s de faire le proc�s historique de certaines institutions de l�Etat, n�att�nue pas le caract�re attentatoire aux principes des libert�s de cette disposition. Car, qui pourra garantir qu�elle ne sera pas, sous n�importe quel pr�texte, ��largie� � ceux qui voudraient rappeler leurs faits et m�faits aux islamistes ? Dans tous les cas de figure, il y va de la m�moire collective que chacun voudra revisiter selon son bord et ses peines. Les paix, auxquelles l�on s�astreint pour pouvoir envisager l�avenir et d�visager le pr�sent, ne s�acceptent et ne s�imposent � tous que par le souvenir que l�on garde du pass� et jamais par le subterfuge de l�oubli codifi�. Pire encore, l�incursion du judiciaire dans la sph�re des libert�s publiques, en ce sens qu�il est appel� � juger de ce qui doit �tre �crit et dit et ce qui ne doit pas l��tre, pr�pare � de terribles b�chers. Dans le contexte pr�sent, le charlatanisme politique a le beau r�le quand il rassure et affirme que cette disposition de loi est d�un usage courant chez le l�gislateur mais qu�elle est tout � fait platonique. Comment croire � de vieilles vessies quand d�exp�rience, chaque fois que la parole fut �normalis�e�, l�on ne s�y est pas pris autrement ? D�j� que nous sommes dans le doux euph�misme de �la trag�die nationale� qui impute � l�ensemble de la communaut� nationale la responsabilit� de ce qui est arriv� et cela sans le moindre distinguo, pourquoi devraient-ils �pargner demain les voix qui �mettraient quelques r�serves ? C�est dans ce recoin de la loi qu�est tapie la censure, celle qui rendra gorge � tous les mots susceptibles de d�plaire et que l�on parviendra � obnubiler la m�moire avec la m�me chirurgie que la tr�panation. Les tribunaux veillent depuis le 27 f�vrier sur le �politiquement correct� avec, pour actes d�accusation, des mots �galement : instrumentaliser, fragiliser et nuire. En somme, un contre-feu s�mantique pour emprisonner d�autres vocables. Les plumes r�fractaires et les tribuns, peu enclins � s�en laisser conter, doivent dor�navant mesurer � leur juste sens les formules qu�ils utilisent. Ecrits et discours sont, plus que par le pass�, sous libert� surveill�e. Pour peu qu�ils d�rogent � la normalisation de la r�conciliation et ils seront accus�s de prof�rations. Pour bien �crire et bien dire, il n�y a pas mieux que de d�cliner les versets officiels. Bient�t un lexique d�adjectifs r�nov�s sera � la disposition des journalistes qui voudront docilement savoir comment re-qualifier les terroristes d�hier, les crimes collectifs et les b�chers des femmes de Ouargla ! La paix se paye par une mutation du vocabulaire. Ainsi, exigera-t-on de se d�barrasser de l�ancien et d�adopter des idiomes consensuels. La paix, par cons�quent, est une �puration du langage et une purification du sens des discours. Pas moins ! En attendant d��nonner ce nouveau cat�chisme de la r�conciliation, la presse, entre autres, devra s�astreindre � la p�riphrase pour d�crire les innommables �preuves d�hier. A leur tour, les m�morialistes qui annotent � chaud les faits et leur fournissent un d�but d�interpr�tation devront se muer en historiens et attendre la prescription l�gale pour d�poussi�rer les v�rit�s cach�es. M�taphoriquement, nous ne sommes pas loin des d�lires ubuesques qu�une �difiante litt�rature a rendus accessibles. Caricature de la volont� de r�genter la soci�t� en lui imposant des �pr�ts � penser� et des �mots neufs� pour s�exprimer. Bien �videmment, le pays n�est pas encore dot� d�une �commission des formules consacr�es� que les r�dactions se doivent de consulter sous peine d��tre accus�es de crypto-tra�tres et de dissidences, mais �a y ressemble. Car il est clair que lorsque la justice est instrumentalis�e par le politique pour appr�cier le degr� de �nuisance� d�un �crit, nous sommes d�j� dans les pr�mices du despotisme. Toute chose �tant �gale, la litt�rature, mieux que l�histoire, nous a, dans ce registre, d�j� �clair�s sur cette inclination dictatoriale en noircissant certes le trait, mais en restant cependant dans la r�alit� schizophr�nique des pouvoirs qui ignorent la r�alit� de leur soci�t�. La parabole des �mots� dont l�auteur est Claude Roy (2) est une quintessence de cette d�rive. Aussi, la tentation de citer quelques dialogues surr�alistes aidera mieux que de longues dissertations � demeurer en �veil. Dans son bulletin d�informations du matin, �Radio Voix du Peuple Lib�r� annonce que plusieurs milliers de mots suspects ou subversifs ont �t� intern�s dans la nuit au stade populaire de la capitale et en province dans les centres de r��ducation. L�op�ration s��tend � tout le pays. Les fronti�res de la r�publique du peuple lib�r� sont ferm�es. Le trafic a�rien suspendu. Les radios �trang�res disent qu�un certain nombre de mots ont r�ussi n�anmoins � passer les fronti�res. �(�) Messieurs, dit le secr�taire g�n�ral, en ouvrant le Conseil des ministres, j�ai obtenu la preuve que vos rapports sur l�opinion du peuple lib�r� sont un ramassis de sornettes. Vos services me prennent pour un imb�cile. A vous �couter, sauf quelques attard�s qui complotent ici et l� pour se hisser au pouvoir, le peuple lib�r� n�aurait � la bouche que les mots de �respect, gratitude, v�n�ration, amour, reconnaissance enthousiasme. Mais j�ai pu constater que le peuple lib�r� a en r�alit� des mots bien diff�rents en t�te. Quand il se croit tranquille pour parler, on n�entend que des expressions telles que : pens�e libre, r�sistance libre, syndicats libre, journ�es volontaires libres, travail libre, temps libre, parole libre, libert� libre�� Sous notre tropique en voie d�apaisement, ils s�appr�tent � leur tour � traquer les mots qui traduisent la v�rit� et s�cr�tent de la vigueur pour leur substituer un ersatz de paroles. C�est de cela qu�il s�agit sous couvert d�un article de trop dans une loi. Castrer le verbe pour mieux mutiler la m�moire, voil� comment ils souhaitent f�conder une paix. Au risque de ne m�me pas ressembler � celle des cimeti�res o� se sont retranch�s les morts, tous les morts sans exclusive de cette trag�die et qui ont emport� avec eux la v�rit� qui manquera aux vivants. B. H. 1- L�article 46 de l�ordonnance stipule des peines d�emprisonnement et des amendes pour quiconque aura par �ses �crits ou tout autre acte utilis� ou instrumentalis� la trag�die nationale�. 2- Le texte de Claude Roy est paru dans la revue Lettre internationale n�9 de l��t� 1986.