«De toutes les écoles que j'ai fréquentées, c'est l'école buissonnière qui m'a paru la meilleure.» Anatole France Je n'aime pas particulièrement le mauvais temps avec cette pluie incessante qui tombe, causant des interruptions intermittentes des images satellitaires. C'est parce que l'environnement ne change pas: la saleté envahissante demeure même s'il pleut. Il y a juste la boue qui remplace la poussière. Voilà la différence! Le seul acquis est la diminution du bruit. Je ne parle pas évidemment des bruits que fait l'averse cinglant les volets clos et les tôles de véhicules parqués en face ou le bruit du vent traînant sur le bitume des bouteilles en plastique vides: je parle des bruits d'origine humaine, comme les cris des gamins, les appels de voisins indiscrets ou les coups de klaxon à n'importe quelle heure de la journée. Mais le mauvais temps met en route d'une manière inexplicable la machine à souvenirs. La mémoire s'ouvre et un flot abondant d'images et de sensations de l'enfance remonte à la surface. Le froid et la pluie évoquent toujours chez moi ce sentiment de confort qu'on ressentait dans les salles de classe chauffées au bois. Nous arrivions souvent mouillés, gelés et après une courte pause dans un préau aux murs tapissés de faïence de couleur, nous nous dépêchions d'entrer en classe dans un ordre relatif en enlevant nos chéchias ou nos bérets et en lançant le «Bonjour Monsieur!» de rigueur, sous l'oeil indulgent et amusé de l'instituteur qui se frottait les mains pour se chauffer en murmurant des «Allez!» pleins d'affection. Quelquefois, en de rares occasions, l'instituteur vérifiait la propreté de nos mains et de nos tours d'oreille, la longueur de nos ongles et surtout celle de nos cheveux. Il menaçait souvent certains de les renvoyer s'ils ne passaient pas chez le coiffeur. Nous accrochions qui son burnous trempé, qui sa pèlerine ou son imperméable aux crochets fixés au mur et nous rejoignions nos places. Au tumulte du préau faisait place un silence ponctué de discrets chuchotements. L'instituteur jetait un large regard sur toute la classe assise, s'asseyait à son bureau et faisait l'appel en fixant bien l'élève qui répondait présent ou alors, quand un «absent» était chuchoté par un élève, il regardait d'un air interrogatif la place vacante. Un point d'interrogation se lisait sur son front ridé et, après un moment de silence, il continuait son appel. C'était tous les matins le même cérémonial. En période d'hiver, les absences étaient nombreuses. Quelques élèves étaient tentés de faire l'école buissonnière pour s'adonner à leur sport favori: la pose de pièges et de lacets aux oiseaux qui se montraient particulièrement imprudents en cette saison de pénurie. Par ailleurs, des parents désinvoltes prenaient leurs enfants avec eux pour ramasser les olives, opération qui demandait beaucoup de petites mains. Le lendemain, ils réintégraient l'école comme si de rien n'était: ils avaient un mot d'excuse maladroitement formulé sur un bout de papier ou bien ils étaient accompagnés par un père qui feignait l'embarras. L'enseignant n'était pas dupe: il connaissait bien la mentalité des villageois dont la plupart nourrissaient peu d'ambitions pour leur progéniture: à part les rares enfants issus de familles aisées, peu espéraient aller au-delà du certificat d'études dans cette atmosphère de train-train quotidien où la priorité était donnée au travail rentable. Certains encourageaient leurs enfants à étudier pour aller chercher un boulot plus rémunérateur en France alors que d'autres espéraient tout au plus voir leur progéniture leur succéder simplement dans leur commerce ou leur travail artisanal. Il y en avait même qui ont privé leurs enfants, des élèves doués pourtant, d'aller au collège, sous prétexte que le trousseau exigé revenait très cher et que les allers et retours hebdomadaires entre le village et le chef-lieu étaient une source de dépenses insupportables. D'autres avaient droit à un apprentissage professionnel au sein du Cours complémentaire installé dans l'école même. Ainsi était l'ambiance générale dans l'école à la veille de la guerre.