L'Expression: Vous faites partie de ceux qui ont consigné les moments forts du soulèvement populaire du 22 février 2019. Journal du Hirak, le sursaut algérien est votre dernier ouvrage qui restitue des vérités factuelles, journalistiques. On ne guérit pas du journalisme M. Harichane... Abdelkader Harichane: Oui, le journaliste reste en éveil permanent; il est à l'écoute, il observe, il prend des notes quand il le faut; il ne prend jamais de retraite; il écrit -comme je l'ai toujours dit- jusqu'à ce que mort s'ensuive; c'est ainsi. Votre grand mérite est d'avoir d'abord écrit. Ne pensez-vous pas que le talon d'Achille des journalistes algériens est ce manque d'écrits, de témoignages sur des événements qui structurent l'Histoire de l'Algérie post-indépendance ? Les journalistes algériens, dans leur majorité, ne laissent pas de traces, je veux dire qu'ils oublient d'écrire des choses sérieuses, de laisser leurs témoignages sur une situation donnée, surtout quand il s'agit d'événements majeurs, comme ceux qu'on a vécus depuis octobre 1988. Il faut avouer que l'Algérie a connu des transformations terribles depuis cette date et a failli rendre l'âme. J'estime que les confrères avaient le droit d'apporter leurs témoignages, sauf s'ils cachent des choses qu'ils ne voudraient pas dévoiler. Mais c'est un autre débat. Car, partout dans le monde, les journalistes aguerris laissent derrière eux au moins une dizaine d'ouvrages. C'est élémentaire. Ceci nous amène à poser la question sur le rôle de l'élite algérienne. Puisque votre livre traite du Hirak, comment expliquez-vous cette timidité manifeste des élites? La masse joue dans les rapports de force, mais c'est l'élite qui réfléchit, guide, oriente et structure. Vous mettez le doigt sur la plaie. On vient de parler des journalistes qui font partie de cette élite. Souvenez-vous, au tout début du Hirak, quand des jeunes ont installé des tribunes à la place Audin où ils venaient discourir à leur guise. Ils achetaient des livres d'histoire ou de droit et venaient seriner leur savoir devant les foules. Pourquoi? Parce que ce rôle devait être pris en charge par l'élite qui a failli. Ils ont rempli ce vide. Je n'oserai pas dire que l'élite n'existe pas. Ce serait un reniement de tout ce qu'a produit l'université algérienne depuis 1962. Non, l'élite n'a jamais pris son courage à deux mains pour occuper les devants de la scène. Soit par manque de courage, soit par ignorance. Elle a pris le pli qui consiste à être toujours au ser- vice du plus fort. Bien sûr, il y a des exceptions qui confirment la règle. Comme vous venez de le dire, les foules ou le peuple ou les masses peuvent faire basculer la balance dans un sens ou l'autre, mais ce n'est pas leur rôle de faire des propositions lucides, bien réfléchies, adaptées aux circonstances, etc. C'est le rôle de l'élite. Vous avez suivi et écrit sur les marches au début des années 1990, notamment celles du FIS dissous. Toutes proportions gardées, y avez-vous trouvé des similitudes avec celles du Hirakl? En d'autres termes, un Hirak structuré aurait-il pu réaliser un raz de marée lors des législatives du 12 juin dernier, comme l'avait fait le FIS dissous en décembre 1991? En écrivant trois livres sur ces événements, depuis 1988, je trouve que les choses n'ont pas beaucoup changé. D'une part, il y a un pouvoir qui honnit et combat le changement d'où qu'il vienne, par les armes s'il le faut. De l'autre, il y a le peuple et son «élite» que je mets entre guillemets. On a vécu l'expérience de l'ex-Fis qui nous renseigne sur la nature des choses. Je citerais le rôle dévolu par exemple à Ali Benhadj qui était pris au piège par les foules qui voulaient en découdre avec les autorités. Au fil des jours, lui, Abassi et les autres sont tombés dans ce piège. La suite, on la connaît. Dans le mouvement du Hirak, c'était pareil. Ceux qui écrivaient les slogans devaient satisfaire la colère des masses, quitte à aller parfois au-delà de la bienséance. Et ils n'ont jamais quitté ce couloir pour ouvrir les yeux et faire des propositions concrètes. Ceux qui faisaient des déclarations tonitruantes ont obéi à cette logique qui consistait à dire «yetnehaw gaâ», sans savoir comment. En effet, il y a eu la proposition de dissolution de l'APN. Elle a été annoncée autour du 39ème ou 40ème Hirak, si mes souvenirs sont bons, mais tous -enfin tous ceux qui avaient droit à la parole au sein du Hirak- disaient «Niet, il n'y aura pas d'élection». Ont-ils consulté les masses, ont-ils tenu des réunions, où et quand? C'est inadmissible. On ne peut pas, comme ça, rejeter les élections législatives, sans consultations. A cette époque, j'ai fait partie d'un groupe qui militait pour l'organisation du Hirak en parti ou coalition ou n'importe quelle structure pourvu que le pouvoir ne sorte pas vainqueur du prochain round, celui des législatives qui étaient jouables. Beaucoup de gens parmi les intellectuels ont salué la proposition. Puis d'autres, ceux qui avaient droit à la parole dans les médias, sont allés tenir un congrès sans nous associer aux travaux, malgré les promesses qu'ils nous ont faites, de rester unis. Le congrès a été bien sûr interdit et les têtes qui sont apparues ont été rasées. Pourtant, tous ceux qui ont lu notre appel y ont adhéré. C'est donc un virage raté par l'Algérie. Fatal ou l'Histoire repassera-t-elle les plats? Vous pouvez le dire. On aurait pu prendre le contrôle des bureaux de vote, grâce à la mobilisation des enfants du Hirak. On aurait pu donner une autre orientation au cours de l'Histoire. Hélas, il y a toujours ces mêmes personnes qui, depuis 1990, sont là à attendre qu'on leur offre le pouvoir sur un plateau d'argent ou du moins à le partager avec eux, comme tout le monde le sait. Il s'agit, en effet, d'un ratage historique qu'il faudra bien un jour dévoiler au grand jour. Il ne suffit pas de pleurnicher, à présent, et dire qu'on est victime, il fallait prendre ses responsabilités quand le Hirak battait de l'aile. Tout le monde savait que le Hirak était épuisé, à force de tourner en rond, sans vision claire, bien avant l'avènement de la pandémie. Oui, il s'agit d'un ratage historique, on pouvait capitaliser cet engouement populaire pour aller vers des horizons meilleurs. Il faudra attendre encore des décennies. Enfin, pour terminer, avez- vous d'outres ouvrages en gestation? Je prépare une suite au Jouranl du Hirak où j'essaierai de donner une lecture aux événements qu'on vient de solder et un roman, toujours en rapport étroit avec le Hirak. C'est dire combien je suis hanté par la chose.