J'avoue qu'à l'heure où j'entame cette chronique, je ne m'explique pas les raisons à l'origine du choix d'un tel titre. Est-ce mon statut de cinéphile qui a déterminé un tel fondu-enchaîné ? Est-ce le fait d'un état d'âme, d'un blues insidieusement inoculé par la négation de l'autre (une ellipse) impunément orchestrée par des commis de l'idéologie dominante plus enclins, il est vrai, à jeter le bébé avec l'eau du bain qu'à reconnaître le mérite de ceux qui se sont exposés pour que rejaillisse la vérité ? Celle-là même qu'ils ont confisquée, à l'image du processus révolutionnaire du 1er Novembre 1954, pour mieux la vider de sa substance rédemptrice, en profiter outrageusement, tournant ainsi dangereusement le dos à la déclaration fondatrice de la Révolution nationale et présentant, dans une sorte de falsification réductrice de l'histoire les manifestations du 11 Décembre 1960, comme le fait de la spontanéité alors qu'elles ont été initiées et organisées par le Front de libération nationale. J'avoue donc que le clin d'œil à l'adaptation à l'écran, par Michel Gast, du roman de Boris Vian, est loin d'être fortuit, innocent, tant les positions de l'électron libre que je suis ne font pas dans la dentelle, sont loin d'admettre que la négation de l'autre et l'intérêt suprême d'un peuple puissent former les deux manches de la même chemise. Si le doux fantôme de Boris Vian s'éternise dans mon esprit à travers son œuvre, c'est assurément grâce à J'irai cracher sur vos tombes, où Vian dénonce le racisme ambiant (la négation de l'autre) et la condition précaire des Noirs (de tous les marginalisés de notre merveilleux pays) dans le sud des Etats-Unis. Adepte s'il en est des solos de Charlie Parker autant qu'électron libre, Boris Vian l'était assurément. Lui, qui avait eu le courage d'adresser une lettre à son Président pour lui signifier : “Monsieur le Président. Je vous fais une lettre. Que vous lirez peut-être. Si vous avez le temps. Je viens de recevoir. Mes papiers militaires. Pour partir à la guerre. Avant mercredi soir. Monsieur le Président. Je ne veux pas la faire. Je ne suis pas sur terre. Pour tuer des pauvres gens…” C'est, assurément, face à l'hégémonisme et à l'injustice imposés par le capitalisme international et les bourgeoisies compradores qu'Enrico Mattei fera siennes les thèses du théoricien italien Antonio Gramsci et éprouvera, avec un esprit de corps, “le sentiment de sa continuité historique ininterrompue et de sa qualification”. En se situant lui-même comme autonome et indépendant du groupe social dominant, en l'occurrence le gouvernement qui l'avait chargé de liquider l'Agip, fantomatique officine de prospection gazière jadis créée par Mussolini, cet ingénieur et ancien résistant italien ira jusqu'à placer les dirigeants de son pays devant le fait accompli. Primé en 1972 au Festival de Cannes, le film de Francesco Rosi qui lui sera consacré nous apprend que les méthodes agressives de gestion de celui qui apporta un soutien indéfectible à la Révolution algérienne n'allaient pas être sans conséquences. À plus forte raison quand, au début des années 1950, l'Agip prend de l'expansion pour devenir l'ENI et se lance dans la prospection pétrolière à l'échelle mondiale, heurtant alors de plein fouet d'importants intérêts américains, britanniques et français. Le jour de sa mort, le 27 octobre 1962, étant prévenu par téléphone d'une tentative possible d'attentat, il répond dans le film : “Eh bien, s'ils veulent me tuer, qu'ils me tuent !” Des décennies après, l'Algérie, dans une sorte de reconnaissance chorale, rendra un somptueux hommage à un intellectuel organique qui a laissé derrière lui une œuvre immense, au même titre que celles léguées à leur peuple par ces marginalisés que furent Mohammed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mohammed Arkoun et bien d'autres anonymes sacrifiés sur l'autel de la démesure et de la félonie… A. M. [email protected]