Alors que les magistrats ont affiché leur ralliement aux Algériens qui souhaitent s'affranchir d'un pouvoir corrompu et autoritaire, la réalité les a rattrapés. La tenue, le week-end dernier, d'une réunion du conseil national du Syndicat national des magistrats remet sur la table le rôle de la justice dans la protection des libertés. Les juges, qui se sont joints au mouvement populaire à ses débuts, sont devenus, au fil du temps, une partie du dispositif du nouveau pouvoir. L'euphorie des premières semaines du mouvement populaire fait place à la désillusion. Alors que les magistrats ont affiché leur ralliement aux millions d'Algériens qui souhaitent s'affranchir d'un pouvoir corrompu et autoritaire, la réalité les a rattrapés. De gré ou de force, ils sont utilisés, depuis quelques mois, comme un instrument de répression contre le mouvement populaire. De l'affaire des porteurs de l'emblème amazigh, en passant par les arrestations spectaculaires des personnalités politiques, tous les dossiers traités ces derniers temps ont revêtu un caractère politique. Hormis les militants d'Annaba, de Mostaganem, de Chlef, d'Oran et de Batna, les autres détenus du mouvement populaire — particulièrement ceux de la capitale — ont été maintenus en détention de manière arbitraire. De l'aveu même des juristes, les détentions provisoires sont "arbitraires" ou du moins abusives. Dans un premier temps, le Syndicat des magistrats a tenté de donner une autre image de l'action des magistrats. Dans un communiqué rendu public en mai dernier, le nouveau président de l'organisation syndicale avait même "osé" répliquer au chef d'état-major de l'armée qui entonnait que la justice était "libérée" et que l'armée était là pour "protéger la justice". Le document du Syndicat national des magistrats avait notamment indiqué que "la seule protection" de la justice était "la loi", mais "l'indépendance de la justice" n'était pas une réalité, à cause notamment des pressions qui pèsent sur la corporation et la soumission de leur carrière au bon vouloir du pouvoir politique. Car, depuis 2004, la carrière des magistrats est soumise à l'humeur du pouvoir exécutif. C'est le président de la République qui, souvent sur proposition du ministre de la Justice, nomme, promeut et démet les magistrats au gré des situations. C'est ce que prévoit le statut de la magistrature adopté en 2004 sous Abdelaziz Bouteflika. Un discours, des réalités Dans le discours prononcé vendredi par Issad Mabrouk, le président du Syndicat national des magistrats, il est surtout question de l'absence de l'indépendance de la justice. Il confirme même l'absence de la volonté politique de concrétiser cette quête. "Un aperçu objectif de la situation de la magistrature montre l'absence de la volonté politique pour concrétiser le principe de la séparation des pouvoirs, ce qui a fait que le travail de la justice est instable, en fonction des conditions liées à chaque période", a-t-il indiqué, évoquant les tristes épisodes de la "justice de la nuit" du milieu des années 2000. Il ajoutera que "l'instrumentalisation politique de la justice a donné la justice de la nuit et de ce qui est avant et après, et elle a porté atteinte aux principes de la justice qui est réclamée par tous, y compris par celui qui a le pouvoir de décision, mais sans la concrétiser dans les faits". Sans doute pour éviter de s'attirer les foudres du pouvoir actuel, le syndicaliste, déjà mis en cause pour avoir lui-même condamné des militants politiques durant le règne de Bouteflika, a évité d'évoquer les affaires en cours. Il a préféré concentrer son discours sur le volet financier. Pour le syndicaliste, les magistrats sont mal payés. "Tout le monde a profité de la rente, à part les magistrats qui n'ont eu que du vent", a fulminé Issad Mabrouk. Pour tenter de trouver une solution à ce problème, un groupe de travail regroupant les syndicalistes et le ministre de tutelle a donné lieu à plusieurs décisions, notamment "la mise en place d'un groupe de travail réunissant des représentants des directions exécutives du ministère du secteur et des membres du bureau exécutif du syndicat pour examiner les moyens de modifier les mécanismes et les textes régissant les salaires des magistrats". Pourtant, tout comme l'ensemble des fonctionnaires, les magistrats ont obtenu des augmentations de salaire en 2012. Ces revalorisations, effectives depuis 2008, se situent au-dessus de la moyenne des salaires des fonctionnaires. À cela s'ajoutent d'autres avantages, à l'image de la prime de loyer de 40 000 DA dont ne bénéficient pas d'autres salariés de l'Etat. Les magistrats peuvent également bénéficier de véhicules de service et autres prêts sans intérêts. Cela peut rester insuffisant, admet-on au sein de la corporation. Mais cela justifie-t-il la corruption qui règne dans le secteur ? Pour Issad Mabrouk, la réponse est, à l'évidence, "non". "Je ne suis pas là pour justifier ce phénomène (de la corruption) qu'il faut affronter avec détermination, mais il ne faut pas que cela soit fait lors de campagnes conjoncturelles ou dans le cadre de la lutte des clans", a-t-il répondu. Mais pour Abdellah Haboul, ancien magistrat qui exerce comme avocat, l'argument pécuniaire "ne doit en aucun cas primer sur la conscience" des juges. "Seule la loi doit guider la conscience d'un juge", a-t-il insisté. Cette sortie du Syndicat national des magistrats a donc le mérite de poser une nouvelle fois la problématique de l'indépendance de la justice. Sans plus.