Les policiers tentent de freiner l'élan des féministes. En vain. Le bouclier est vite brisé. La marche vers l'égalité reprend son cours. Des youyous fusent de partout. Alger, 8 mars 2020. Place Maurice-Audin. Il est à peine 13h30, que le carré féministe commence à élire domicile devant l'ancienne porte d'accès à la Fac centrale. Les premières pancartes font leur apparition. Une banderole géante annonce la couleur : "Ceux qui refusent l'oppression du pouvoir ne peuvent accepter celle exercée contre les femmes." Les deux jeunes hommes qui portent la banderole affichent un large sourire. Quelques passants échangent des regards furtifs. Comme pour s'interroger sur la présence de quelques jeunes hommes parmi les dizaines de féministes qui affluent au fur et à mesure vers le lieu du rassemblement. Une dame, la soixantaine, hausse le ton pour interpeller les premiers groupes de curieux formés sur le trottoir d'en face : "Vous qui nous regardez, rejoignez-nous !" Quelques femmes hésitent, d'autres traversent la rue. Les rangs des féministes grossissent, et une jeune voix amplifiée par un mégaphone mène la symphonie. "Ya Hassiba, bnatek marahoumch habssine, ya Hassiba, 3el hourrya rahoum m'3awline" (Ô ! Hassiba Ben Bouali, tes filles continueront le combat. Ô ! Hassiba Ben Bouali, pour la liberté nous sommes engagées), scande le carré féministe. Les premières répétitions sont soudainement interrompues. Un monsieur, qui s'incruste dans le carré féministe, pose un gros sac par terre et se met à le déballer. C'est pour distribuer des roses, et il en a deux cents à offrir. Aïssa Merrah est un architecte, la cinquantaine. Il habite la banlieue Est d'Alger. La veille, il s'était déplacé à Staouéli, à l'ouest de la capitale, pour acheter ce beau présent dans une pépinière. Lorsque le propriétaire a pris connaissance de sa motivation, il a refusé d'encaisser. "Il m'a dit : ‘Pour le hirak, c'est gratuit'", témoigne-t-il. Son geste, il le place au-delà de la symbolique de la Journée internationale des droits de la femme. Il l'inscrit plutôt dans le cadre de la "cohésion de la société", un paramètre essentiel, selon lui, pour "la concrétisation de la liberté" et de la "démocratie". Pendant ce temps, les abords de la Fac centrale vibrent sous les cris de "à bas le code de la famille, égalité entre frères et sœurs". Mais voilà qu'un brouhaha provient de la rue Didouche-Mourad. Les policiers, qui demeuraient jusque-là en retrait, sautent de leurs fourgons. Des dizaines de femmes progressent au milieu de la route, invitant le carré féministe rassemblé encore sur le trottoir à les rejoindre. Ce n'est pas de refus. Il est 14h15, la marche s'ébranle vers la Grande-Poste sous le slogan "Les femmes ne veulent pas de nouveau d'un pouvoir militaire". Cependant, un cordon sécuritaire est aussitôt dressé à hauteur de la bouche de métro jouxtant la mythique Brasse d'Alger. Les policiers tentent de freiner l'élan des féministes. En vain. Le bouclier est vite brisé. La marche vers l'égalité reprend son cours. Des youyous fusent de partout, suivis d'un slogan qui, visiblement, met très mal à l'aise les agents de l'ordre : "Y a lel3ar, ya lel3ar, el nissaa taht el-hissar" (Oh ! la honte, les femmes sous embargo). Arrivée à la Grande-Poste, la procession féministe marque une halte à proximité du jardin Khemisti, avant de remonter l'avenue Pasteur. Là encore, un cordon sécuritaire plus imposant, cette fois-ci, est formé pour stopper la marche.Plutôt pour la canaliser vers une ruelle menant au jardin Khemisti. Mais les femmes refusent de tourner en rond. Elles se comptent maintenant par centaines, et c'est la bousculade. Au bout de quelques minutes, les policiers lâchent prise. La voie est dégagée, et quelques dames tombées par terre, se relèvent immédiatement pour rattraper la marche. C'est l'euphorie. Mais voilà de nouveau un autre obstacle. Des fourgons et un bouclier policier barrant carrément, cette fois-ci, le chemin menant vers le tunnel des Facultés. Incorrigibles. Elles veulent se battre encore ! La voix de la «silmya» finit, cependant, par l'emporter. Elles empruntent la rue 19 Mai 1956, pour remonter la rue Didouche Mourad. Elles sont de plus en plus nombreuses, revigorées, et l'horloge affiche 15h30 passées. Les policiers ont maintenant abandonné. La marche n'est pratiquement plus encadrée. Arrivées à hauteur du boulevard Victor-Hugo, les femmes descendent ensuite vers la rue Hassiba-Ben Bouali, pour marquer une halte devant la place de la Liberté de la presse.Elles reprennent aussitôt le train de la marche vers le boulevard Amirouche pour remonter vers la Grande-Poste et arriver à la rue El-Khattabi. Il est presque 17h, elles entonnent, en chœur, l'hymne national avant de se disperser sous les cris de groupes de citoyens formés tout autour : "Bravo les femmes ! L'Algérie est fière de vous !"