Auteur de "Le Djihad en Afrique du Nord et au Sahel, d'Aqmi à Daech", Djallil Lounnas donne sa lecture de la situation au Sahel qu'il a visitée à plusieurs reprises dans le cadre de ses recherches. Liberté : L'élimination de l'émir Abdelmalek Droukdel a résonné comme un événement majeur dans l'évolution de la situation au Sahel. Comment percevez-vous cet évènement ? Djallil Lounnas : Au niveau opérationnel, cela ne changera pas grand-chose. Cela aura plutôt un impact sur le plan purement symbolique. C'est un coup très dur pour les organisations terroristes du fait que Droukdel était un personnage central dans le mouvement djihadiste, non pas seulement en Algérie, mais aussi dans d'autres régions du monde. En revanche, sa présence dans la région du Sahel pose plus de questions que de réponses. Il y a des zones d'ombre sur les raisons de sa présence là-bas. La Jnem (Jamat Nousrat El-Islam ou Al-Mouslimin, le groupe de soutien à l'Islam et aux musulmans, une coalition que dirige Iyad Ag Ghali, ndlr) n'était pas sous l'autorité de Droukdel. Donc, des questions se posent à l'image de celle de savoir ce qu'il est allé faire là-bas ? On le disait dans la région de Khenchela et on le trouve au Mali, qu'il a rejoint par le sud de l'Algérie. D'autant plus que tous ses lieutenants ont été tués. Le dernier, son proche collaborateur à savoir Djamel Okacha a été tué il y a presque une année. L'autre interrogation concerne la position de Droudkel. L'homme a toujours refusé les négociations en Algérie. Il s'était opposé à la politique de réconciliation nationale. Or, Iyad Ag Ghali est actuellement en négociation avec le gouvernement malien pour mettre éventuellement fin aux combats. Que faisait donc Droukdel dans cette région lui qui s'oppose à toute négociation ? Quelles étaient les relations de Droukdel avec d'autres chefs djihadistes, comme Ag Ghali ? Les deux hommes n'avaient pas de lien direct. Ils se connaissaient de loin. Sans plus. Abdelmalek Droukdel connaissait, en revanche, Mokhtar Belmokhtar, qui était son rival. Il était en relation avec d'autres Maghrébins qui ont pris des positions-clés dans les organisations djihadistes. En dehors de Belmokhtar, Droukdel entretenait donc de bonnes relations avec tout le monde. Je pense qu'il n'a jamais rencontré Ag Ghali. Il n'y a donc pas forcément de relation personnelle entre les deux hommes. En somme, tous les hommes que Droukdel avait connus ou nommés ont été tués entre 2015 et 2018. Le dernier était Djamel Okacha. D'où la question de savoir que faisait-il là-bas ? Quel était son poids réel ? Des groupes armés, des milices et des groupes terroristes sont signalés dans cette région instable. On n 'arrive souvent pas à démêler les écheveaux des enjeux qui se jouent dans la région. Quelle est la situation exacte dans cette zone immense ? La situation est extrêmement complexe. Les groupes les plus actifs sont Jnem, qui est en principe sous l'autorité de Droudkel, donc d'Al-Qaïda. C'est l'organisation la plus puissante dans la région. Il y a ensuite l'organisation Etat islamique dans le Grand-Sahara, dirigée par Al-Adnani. Les deux organisations sont en conflit ouvert depuis plusieurs mois maintenant. Il y a une troisième organisation qui a émergé. C'est Jound El-Khalifa au Mali. Mais l'organisation étant très récente, nous ne disposons pas suffisamment d'informations la concernant. La région est dans une situation catastrophique. Elle échappe totalement au contrôle des Etats. Il y a souvent des attentats, des attaques au quotidien. La pandémie de Covid-19 a un peu atténué la situation. Mais cela n'a pas duré longtemps. Au-delà du cas Droukdel, est-ce que l'élimination d'un chef d'un groupe terroriste peut aider à ramener le calme dans la région ? Y a-t-il des perspectives d'une pacification à terme ? Cette élimination peut avoir un impact positif en Algérie, mais pas dans le Sahel. La mort de Droukdel va certainement donner un coup très dur à Aqmi et de ce qui reste de groupuscules en Algérie. Cela peut changer la situation d'autant plus que l'organisation n'a pas de remplaçant affirmé. Celui qui émerge, Al-Annabi, n'est pas un personnage charismatique. Il n'est pas du tout connu. C'est même une bonne opportunité pour les autorités algériennes afin de convaincre les derniers groupes qui se cachent encore à Aïn Defla, Sidi Bel-Abbès ou Boumerdès de se rendre en insistant sur le fait que leur chef avait fui au Mali avant d'y être tué. C'est très probablement un dernier coup de semonce pour ce groupe en Algérie. En revanche, la dynamique sahélienne est totalement différente de celle existant en Algérie. Ce n'est pas la mort de Droukdel qui va changer ce qui se passe au Mali, par exemple. Au Sahel, les groupes armés sont en position de force. Or, les Etats n'arrivent pas à contrôler ces groupes. Les armées locales risquent l'effondrement. La situation est très difficile. Je ne vois pas de perspectives de pacification dans la région. Ceci dit, il y a actuellement deux dynamiques. Celle du gouvernement malien avec le Jnem qui peut déboucher sur quelque chose. Il y a un conflit entre le groupe Etat islamique et le Jnem au Sahel qui se neutralisent. Mais cela pour durer longtemps. Dans l'immédiat, la région est marquée par des attaques et des conflits violents. Même avec la présence de l'armée française ? L'armée française est présente avec 3 000 soldats dans un territoire immense. Cela participe à éviter l'effondrement de la situation, parce que les armées locales n'arrivent pas à contrôler la situation. Les armées du Mali, du Niger ou du Burkina Faso étaient au bord de l'effondrement.