L'historien, chercheur en cinéma, auteur et programmateur indépendant, Olivier Hadouchi, apporte dans cet entretien des éclaircissements sur le documentaire Algérie, année zéro, notamment sur sa censure ainsi que sur le rôle du 7e art à l'époque où Alger était la mecque des révolutionnaires. Liberté : À votre avis pourquoi ce film a-t-il été longtemps censuré en France ? Olivier Hadouchi : Tourné en 1962, le film a été censuré en France jusqu'en 1967 ou en 1969, selon les sources. Avant la levée de la censure, il a été montré uniquement lors de projections clandestines ou semi-clandestines, et ensuite il est peu à peu tombé dans l'oubli jusqu'à sa redécouverte dans les années 2000. Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent avaient fait partie de réseaux d'aide au FLN et ils avaient soutenu la cause de l'indépendance. Dans Algérie année zéro, ils parlent des blessures profondes de la guerre, des camps de regroupement et des expulsions massives de populations, des réfugiés, de la violente répression de l'armée coloniale, des exactions de l'OAS, et de liberté et de dignité retrouvées grâce à l'indépendance. La France de cette époque voulait oublier ce passé récent et douloureux qui risquait de ternir son image, elle a souhaité tirer un trait sur tout cela en censurant le film. En Algérie aussi, le film a été censuré... Oui, parce que ce film montrait notamment des ministres de Ben Bella, comme Amar Ouzegane (ministre de l'Industrie et de la Réforme agraire) ou Bachir Boumahza (ministre de l'Industrie) sur le terrain de la reconstruction du pays. Après le coup d'Etat de 1965, le nouveau régime voulait passer à autre chose (sans rompre avec le modèle socialiste) en évitant de revenir sur la période d'Ahmed Ben Bella, sur son équipe et sur les actions qu'ils menèrent durant les premières années après l'indépendance. Malgré la censure, le documentaire a été primé. Comment cela a-t-il été perçu à l'époque ? Il a obtenu le Grand Prix du Jury au Festival de Leipzig en 1965, un festival important dans le domaine du documentaire, et qui se tenait dans l'ancienne Allemagne de l'Est. Comme d'autres festivals d'ailleurs, et c'était la période de la guerre froide, celui de Leipzig attribuait ses prix selon des critères très politiques, et l'ancienne RDA avait des liens avec l'Algérie. Le développement de la pellicule et la sonorisation d'Algérie en flammes de René Vautier s'étaient faits dans l'ancienne RDA, et ce pays avait accueilli des étudiants algériens (du FLN) comme Mohammed Zinet (venu étudier le théâtre) ou Mohand Ali-Yahia (venu étudier le cinéma) à la fin des années 1950 ou au début des années 1960. Y a-t-il d'autres œuvres sur la période coloniale ou postindépendance réalisées par des Européens ou Algériens qui ont été jetées aux oubliettes de l'histoire ? Certains films ont été oubliés, je pense par exemple à un court métrage de Mohand Ali-Yahia datant de 1961, et intitulé La Question. Die Frage est le titre allemand car il a été tourné à Berlin, dans l'école de cinéma qui s'appelle désormais Konrad-Wolf et qui a conservé la copie 35 mm du film. Il s'agit de la première adaptation du célèbre récit d'Henri Alleg, qui apparaît en personne à la fin, pour la conclusion. Des pionniers du cinéma algérien comme Tahar Hannache suscitent l'intérêt de chercheurs et de cinéphiles algériens. Reste à retrouver le plus grand nombre de ses films. Mais ce qui donne espoir, c'est que pas mal de films oubliés ressurgissent depuis plusieurs années et sont à nouveau accessibles. En fait, beaucoup de ces films, comme celui de Marceline Loridan-Ivens et bien d'autres encore, étaient liés à une actualité particulière. Quand on s'éloigne de l'événement historique, on est tenté de passer à autre chose, et c'est d'ailleurs le problème de l'actualité quand elle est vue comme une succession d'événements sans lien ni continuité. Au fil du temps, ces films liés à une actualité ou à un enjeu précis deviennent des documents historiques. En janvier, vous avez programmé à Paris Echos et souffles des résistances algériennes, dont la thématique portait sur l'époque où Alger était la mecque des révolutionnaires. Quel rôle a joué le cinéma à cette période ? Depuis plus de dix ans, je mène des recherches sur les images et les représentations de la Tricontinentale, du mouvement des Non-Alignés et des luttes de libération ou contre apartheid, à l'époque des décolonisations et des luttes anti-impérialistes. Dans les années 60 et 70, l'Algérie a joué un très grand rôle dans ces mouvements et ces constellations qui voulaient changer l'ordre du monde en cherchant à établir des rapports plus favorables aux pays du Sud. Durant la Guerre de libération, le FLN a su s'imposer à l'échelle mondiale en utilisant l'image (photographique et cinématographique) comme une arme dans son combat pour l'indépendance, tout en dénonçant le système colonial et ses exactions, en démontant et en détruisant sa propagande tout en proposant un autre regard. De plus, durant les années Ben Bella, puis sous Boumediene, l'Algérie a soutenu les mouvements de libération et divers mouvements révolutionnaires du Sud, de manière concrète et efficace. Dès 1972, un documentaire de Claude Deffarge et Gordian Troeller intitulé Alger, capitale des révolutionnaires en exil donne la parole à divers représentants de mouvements de libération ou révolutionnaires présents en Algérie. Le Panaf' de 1969 a été filmé par plusieurs équipes algériennes et étrangères, coordonnées par William Klein, qui a aussi rassemblé de nombreuses images des luttes et guerres d'indépendance africaines qui furent menées après ou dans le sillage de la guerre d'indépendance algérienne. Avec ces films algériens (ou d'autres pays d'Afrique, du Proche-Orient ou d'Amérique latine) et plusieurs autres comme Peuple en marche (Vautier, Rachedi & Guénifi) ou L'aube des damnés d'Ahmed Rachedi, le cinéma et d'autres arts ont su rendre compte de ces aspirations à un changement profond et de ces rêves qui furent ceux d'un Fanon ou d'un Lumumba, d'un Amilcar Cabral, d'un Che Guevara ou d'un Nelson Mandela, portés par de larges franges de la population. Pouvez-vous revenir sur le travail de certains réalisateurs algériens ayant accompagné la résistance ? Disparu en 2007, le cinéaste et photographe algérien Boubaker Adjali avait tourné des documentaires pour documenter et soutenir les luttes contre l'apartheid en Afrique du Sud, pour la libération du Timor Oriental. En 1970, il a passé deux mois dans les maquis du MPLA en Angola, a donné lieu à une série de photos (certaines ont été utilisées ensuite pour des affiches militantes) et à un carnet de route relatant son expérience, et qui fut publié en Algérie en 2009. Auparavant, il avait aussi tourné un documentaire auprès des feddayins palestiniens au Liban, mais les bobines du film ont "mystérieusement" disparu du laboratoire où elles devaient être développées, dans la ville de Rome. On peut aussi citer Mohamed Slim Riad et son film Sana'oud (avec un scénario écrit par la journaliste Ania Francos) en 1972 qui soutenait la lutte des Palestiniens menée par l'OLP. Entretien réalisé par : Hana Menasria