Originaire de Côte d'Ivoire, Fidèle Goulyzia est diplômé en relations internationales et en action humanitaire de l'université de Bourgogne (France). Dans son premier roman, Tchapalo Tango' (2019, éditions Captiot), il nous embarque dans la République de "Dougoutiana", où l'ivresse du pouvoir "aura raison de la dérive autocratique du régime". Ce livre, qui a été sélectionné pour le 17e prix littéraire Ahmadou-Kourouma de Genève, est une fresque poétique dans laquelle l'auteur dresse le tableau d'une Afrique qui subit par ses gouvernants "cette volonté obsessionnelle de s'accrocher aux privilèges matériels qu'offre un statut politique" mais qui "n'est pas compatible avec l'intérêt général". Liberté : Vous exercez le métier de journaliste depuis une quinzaine d'années, et vous venez de sortir votre premier roman, Tchapalo Tango. Comment est venu le déclic pour l'écriture romanesque ? Fidèle Goulyzia : Je dois préciser que je conjugue, depuis peu, ce métier au passé, après, comme vous l'avez souligné, une bonne quinzaine d'années dans les arcanes de plusieurs médias africains. J'ai été journaliste en agence de presse, à la radio et à la télé. Aujourd'hui, à 40 ans, j'ai décidé de raccrocher pour me consacrer à la rédaction finale de ma thèse sur "la mise en œuvre nationale du droit international humanitaire en Côte d'Ivoire". Ecrire un roman a toujours été le rêve du fils d'instituteur et de bibliothécaire qui a baigné dans l'univers du livre. Dans mon cas, le déclic factuel a été l'attaque terroriste du Radisson Blu de Bamako. Fin novembre 2015, quand j'arrive au Mali pour un reportage, à une soixantaine de kilomètres de la capitale, je tombe sur les obsèques des victimes de l'attaque, juste derrière le réceptif hôtelier, théâtre du carnage. J'ai ressenti cette douleur des familles. Et cette douleur n'a ni couleur ni religion. Quatre mois plus tard, mon pays a été frappé par une attaque terroriste. La construction fictionnelle a pris forme à partir du constat de cette impuissance mêlée à de l'impréparation dans la riposte face à une guerre asymétrique. C'est l'histoire de Paul Stokely, un jeune journaliste qui "veut changer le monde", mais qui connaîtra moult problèmes à cause de sa liberté de ton. Est-ce une démarche pour donner à réfléchir sur les médias d'aujourd'hui ? Il y a plusieurs équations qui se jouent dans l'intrigue construite dans un contexte de manifestations risibles de l'ivresse d'un pouvoir cumulant tous les maux propres à un délitement avancé de la gouvernance. Parmi ces équations, il y a celle de la liberté de la presse. Paul Stokely (la référence n'est pas vaine puisque l'ombre du leader noir américain du Black Panthers Party, Stokely Carmichael, hante sa plume et son caractère) va exercer dans l'organe du parti au pouvoir, avant de se retrouver dans un journal indépendant financé par un homme d'affaires revenu d'exil qui a des ambitions politiques. La liberté de ton a un prix. C'est la capacité à traiter et à diffuser l'information sans interférence partisane. Mon expérience dans certaines démocraties citées en exemple dans un passé récent, comme le Bénin, m'a permis de comprendre que les subventions sont soumises à un jeu trouble et sournois de musellement de la presse. Il n'y a aucun mérite à vanter les prouesses ou la légitimité d'un pouvoir, quand on est journaliste d'un média de service public, tout comme il n'y en a pas à présenter l'opposition comme la solution parfaite. Être aux côtés des plus faibles contre les plus forts et les intouchables est une posture légitime qui aide à construire l'histoire ; mais il faut de la mesure et le sens de la critique, chaque fois que la tentation de la propagande partisane surgit. Le récit se déroule dans la République de Dougoutiana, qui fait penser à plusieurs pays d'Afrique. En vous lisant, nous avons l'impression que vous racontez l'Algérie... C'est la flatteuse redondance quand je suis en face d'un journaliste ivoirien, béninois, sénégalais ou guinéen ! Le tchapalo, la bière de mil qui donne son nom au roman et au néologisme ‘tchapalocratie", a des origines ouest-africaines. Mais l'ivresse du pouvoir n'est pas un mal exotique, tropical. Il n'y a qu'à regarder la déroute des vieilles démocraties pour s'en convaincre. J'ai une profonde fascination pour l'Algérie, son histoire et le rôle qu'elle a joué dans l'autodétermination des peuples face à l'impérialisme occidental. Cette formule d'Amilcar Cabral : "Les catholiques vont au Vatican, les musulmans à La Mecque et les révolutionnaires à Alger" continue de me parler. Après, la légitimité historique fièrement acquise du FLN a pu s'effriter, en raison de l'usure du pouvoir. Il y a une génération 2.0 qui a envie de changement. Et ce désir incandescent d'alternance ne peut être assouvi par des deals d'appareil au mépris de la grogne populaire. J'ai pris mes distances avec les alternances mécaniques et formelles saluées diplomatiquement tant qu'elles ne traduisent pas de vraies alternatives de gouvernance. D'ailleurs vous décrivez une réalité amère : celle d'une Afrique détruite par la corruption, la restriction des libertés d'expression, le terrorisme. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d'écrire sur ces thématiques ? Je suis le produit de cette génération sacrifiée qui a vu s'abattre sur elle toutes ces convulsions que vous évoquez. Un régime gangrené par la corruption a peur d'être dévoilé par des journalistes qui exposent ce qu'on veut cacher au peuple par des compromissions de palais. Et la restriction des libertés publiques est le réflexe le plus facile pour y arriver. Quand, à cela, s'ajoute la rhétorique sur la guerre contre le terrorisme, on est en face d'un autoritarisme légalisé. Dans le roman, accusé de complicité de terrorisme, le personnage principal devient un paria systématique parce que la rhétorique gouvernementale est passée par là. Dans les faits, un membre du gouvernement veut régler ses comptes personnels avec le journaliste qui est l'amant de sa maîtresse. La guerre contre le terrorisme et la raison d'Etat ont bien souvent le dos large. Vous expliquez que la déchéance du continent est due à l'ivresse du pouvoir... L'ivresse du pouvoir (la tchapalocratie) est la mer où se jettent tous les maux fleuves du continent. La perception du pouvoir comme patrimoine à conserver selon un mode de dévolution clanique et opaque est suicidaire. L'ivresse du pouvoir donne l'illusion d'être invincible et éternel, et contribue à éroder le socle institutionnel d'une république. Cette volonté obsessionnelle de s'accrocher aux privilèges matériels qu'offre un statut politique n'est pas compatible avec l'intérêt général. Depuis votre installation en France, cela vous a-t-il permis de prendre du recul pour écrire ce roman ? Cela aurait-il été possible en Côte d'Ivoire ? Mon installation en France est très récente. J'ai commencé à écrire Tchapalo Tango en août 2016, quand j'étais au Bénin. Le recul, je l'avais déjà, au regard de toutes mes expériences de terrain en tant que reporter. J'ai un ton critique vis-à-vis de toutes ces démocraties plébiscitées qui n'apportent pas de richesse partagée aux peuples. Ces démocraties dites exemplaires sont curieusement malmenées par un déficit de légitimité lié à l'échec du système partisan et aux rouages insidieux de processus électoraux qui ne traduisent plus la sincérité du vote populaire. On ne peut pas, par exemple, en Côte d'Ivoire, imposer la démocratie à l'arme lourde, prétexte pris d'un contentieux électoral présidentiel, et espérer une révolution démocratique orange. À l'arrivée, la déception est tout aussi grande que l'hérésie qui a sous-tendu l'intervention de chars et de super-gendarmes français. Comptez-vous le publier en Afrique ? Je n'y vois aucun inconvénient. Je reste très afrocentriste dans ma démarche. D'ailleurs pour Tchapalo Tango, j'avais écrit à une maison d'édition algérienne dont je n'ai plus eu de retour concret. Ma maison d'édition française reste ouverte aux propositions et j'ai hâte de rencontrer le public algérien féru de liberté. Entretien réalisé par : Hana Menasria