Par : Pr Abdelkrim Chelghoum Directeur de recherche (USTHB) Directeur du cabinet GPDS (génie parasismique, gestion des risques et catastrophes) L'Algérie est périodiquement soumise à des tremblements de terre localisés principalement sur la bande tellienne. L'Algérie participe pour un quart environ à l'activité sismique de la Méditerranée occidentale (environ 100 microséismes par mois). Cette intense sismicité est due principalement au rapprochement de la plaque Afrique par rapport à la plaque eurasienne, de l'ordre de quelques millimètres par an (environ 7 mm). C'est une sismicité à la fois diffuse et sans cohérence spatiale, mais surtout réputée superficielle avec une profondeur focale de l'hypocentre de l'ordre de 10 km ; ce qui explique les effets dévastateurs malgré la modération des différentes secousses (séisme de Boumerdès du 21 mai 2003 de magnitude relativement modérée aux conséquences apocalyptiques dans la zone épicentrale). Elle est caractéristique des zones de collision où la sismicité est imputée à la déformation de la croûte lithosphérique supérieure qui génère des failles sismogènes. Dix-sept ans après la catastrophe sismique qui a ébranlé la région de Boumerdès et quarante ans après le cataclysme d'El-Asnam, l'état de l'art en matière de projection, de maturation et d'étude d'un projet de construction, quelles que soient sa nature ou son importance, est resté "plombé" dans des procédures empiriques, voire archaïques, ne tenant compte d'aucun paramètre permettant d'appréhender sérieusement la complexité des phénomènes induits par la survenance d'un tremblement de terre sévère en zones urbaines. Cette réalité post-catastrophe est toujours à craindre comme une malédiction portée par une fatalité et l'amnésie des hommes et des institutions qui tendent à chaque fois de masquer la réalité en inventant des pseudo-démarches en matière de prévention contre ces risques dans un certain nombre de dispositions dites réglementaires bricolées et insignifiantes. Par leur brutalité et leur force dévastatrice, les tremblements de terre continuent à exercer une grande fascination dans l'imaginaire collectif et ne cessent d'être catastrophiques pour ce malheureux pays, non seulement en termes de vies humaines, mais aussi de coût économique insupportable, et ce, malgré le progrès constant des connaissances scientifiques dans le domaine de la prévention de ces risques à travers le monde. Plusieurs séismes de modéré à sévère ont eu lieu en Algérie durant ces dernières décennies, pour ne citer que : 1- Constantine (27/10/1985) 2- Chenoua, Tipasa (29/10/1989) 3- Béni Chougrane, Mascara (18/8/1994) 4- Aïn Benian (4/09/1996) 5- Aïn Témouchent (22/12/1999) 6- Béni Ouartilane (10/11/2000) 7- Boumerdès (21/5/2003) 8- Beni Ilmane, M'sila (2010) 9- Mila (6/8/2020) Dans certains cas, il est important de signaler que, malgré l'absence de vibration du sol, de sinistres structuraux très préjudiciables dus à des aléas géotechniques ignorés sont régulièrement provoqués par l'absence d'études détaillées des sites devant abriter certains ouvrages tels que, à titre d'exemple : -glissements de terrains de grande ampleur (sans séisme) au niveau du site de Tarzoust (El-Milia, wilaya de Jijel), Mila, Azazga et Constantine, provoquant des endommagements gravissimes de milliers de logements après leur réception ; -effondrement des tunnels de Djebel El-Ouahch au niveau de l'autoroute du siècle dans la région de Constantine ; -éboulements rocheux à Aokas à plusieurs reprises ces dernières années ; -glissements de terrain à Djebahia, Bouira (tracé de l'autoroute Est-Ouest), etc. Il est important de noter que les séismes ne sont pas des événements indépendants les uns des autres ; ils tendent à se regrouper dans le temps et l'espace. Il existe des relations spatiotemporelles causales entre les secousses prémonitoires, les secousses principales et les répliques. Il peut y avoir des migrations verticales et horizontales des foyers et l'avènement de séismes violents dans les blancs (gaps, c'est-à-dire les régions où depuis très longtemps — des millénaires — il n'y a pas eu de secousses telluriques). C'est exactement ce qui s'est produit à Boumerdès le 21 mai 2003. Ainsi, depuis environ deux années, on peut constater que la région est du pays connaît une brusque montée de l'activité sismique (bursts of seismicity) avec une certaine concentration dans la zone de Mila-Jijel-Batna, qui semble se présenter comme une région de rupture future. Cela peut représenter une configuration inquiétante (tectonique des plaques). Ce dernier séisme vient de nous rappeler que la menace est omniprésente dans la frange nord du pays. Quels enseignements tirer de cette catastrophe ? Le constat exécuté in situ par nos soins est identique aux situations antérieures vécues après les séismes suscités, à savoir : -vulnérabilité des bâtiments construits sur des sols argileux gonflants sans études géotechniques ni études techniques préalables ; -ruine de bâtisses due à la mauvaise conception ; -ruine liée à la mauvaise qualité des matériaux ; -anarchie totale au niveau de l'autoconstruction ; -absence des services concernés d'urbanisme et de contrôle ; -non-respect flagrant de la loi 04-20 du 25 décembre 2004 relative aux risques encourus et qui déclare zones non aedificandi en vertu du principe de précaution et de prudence : -les zones des failles sismiques ; -les terrains à risque géologique ; -les terrains inondables ; -les sols liquéfiables ; -les sols gonflants ; -les périmètres de protection des zones industrielles ; -les terrains d'emprise des canalisations d'amenées énergétiques (hydrocarbures, eau, etc.). On peut ainsi conclure que les mesures préventives basiques relatives à l'urbanisme et le contrôle des constructions ont été totalement occultées par les autorités techniques locales en charge de cette mission. Il faut dire que dans la région de Mila, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Par rapport aux multiples catastrophes antérieures qui ont agressé ce pays, on peut dire que les pouvoirs publics n'arrivent toujours pas à tirer profit du retour d'expérience qui constitue le véritable soubassement de la stratégie de prévention. Il permet ainsi de tirer les leçons d'une action et d'affiner la connaissance des phénomènes de manière à centraliser et analyser les données relatives de la gestion de la crise et de l'après-crise, de constituer des pôles de compétences capables d'apporter un appui en matière de mitigation et de résilience et enfin d'assurer la diffusion des résultats obtenus de l'analyse de ces phénomènes. Il s'agit de prévenir pour prémunir et changer les comportements. Chaque tremblement de terre doit constituer une remise en cause des pratiques et des certitudes. C'est alors l'occasion d'examiner les erreurs et de rechercher comment créer les conditions nécessaires à la diminution du risque pour l'avenir. Concernant les ouvrages d'art de grande importance implantés dans cette région à l'instar du viaduc et du barrage de Beni Haroun, les maîtres d'ouvrages gagneraient à exécuter en urgence un diagnostic et une expertise fine des parties immergées de ces structures (comme dit l'adage populaire : il ne pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué). Devant la difficulté scientifique majeure concernant "l'impossibilité" de prédire les séismes à attendre dans une région donnée, et celle d'analyser et de modéliser correctement leurs effets sur le bâti en général, la question s'est toujours posée sur la possibilité d'optimiser les concepts parasismiques des ouvrages ainsi que les précautions particularisées devant être clairement décrites par chaque diagnostic pour assurer une protection acceptable des ouvrages d'art face à des états de chargements extrêmes engendrés par les séismes. Dix-sept années après le douloureux évènement du 21 mai 2003 de Boumerdès, le retour d'expérience nous permet d'affirmer que le non-respect de la réglementation en vigueur, l'absence d'inspection sur site des constructions et la qualité douteuse des matériaux utilisés, ont été les critères dominants dans l'évaluation des causes ayant provoqué les endommagements et effondrements des bâtiments. Il appartient donc à la puissance publique de prévoir l'éventualité de ces catastrophes et surtout de minimiser le risque encouru par les populations en sauvegardant les vies humaines et en sécurisant les constructions et en s'assurant le retour à la vie normale dans les plus brefs délais dans les zones touchées par le cataclysme. La "nouvelle République" se doit de mettre en place une stratégie cohérente et claire en matière de gestion des risques majeurs, en général, et du risque sismique, en particulier, car sa responsabilité demeure entière en cas de calamité. Pour que les hommes puissent s'en tenir à la vérité, ils devront préalablement avoir connaissance de l'erreur.