Hedia Bensahli est titulaire d'un master en littérature à l'Université d'Alger et d'un DEA en didactologie des langues et des cultures (Sorbonne-Paris III). Elle vit depuis quelques années en France où elle enseigne. Dans cet entretien, elle évoque ses deux romans, "Orages" (2019 : prix Yamina-Mechakra) et "L'Agonisant" (2020), publiés aux éditions Frantz-Fanon. Liberté : Dans L'Agonisant, votre dernier roman, vous suggérez que l'art contribue à l'évolution de la société... Hedia Bensahli : L'Agonisant a pour personnage principal un homme, Hamid, qui est persuadé que les mots du poète et les pinceaux du peintre sont des armes capables d'aiguiser la réflexion. Il veut initier ses concitoyens à l'art et au discernement. Le roman s'appuie sur une grande figure de l'expressionisme autrichien – Egon Schiele, qui dessine une des périodes les plus effroyables qu'a connues l'Empire austro-hongrois – pour mieux enraciner le lecteur dans la réalité sociopolitique algérienne. Hamid refuse d'être dilué dans le crétinisme général programmé. Même agonisant, il refuse la fatalité et veut se battre pour changer la société en se basant sur l'art. Sans culture, sans émancipation intellectuelle, sans possibilité de discernement, nous sommes voués à un horizon de pensée limité, susceptible de nous séquestrer dans la médiocrité et le marasme que nous ressentons tous. Sortir du mal-être qui pèse sur nous comme une chape de plomb est une révolution. Et que vouliez-vous exprimer à travers Orages ? Dans Orages, la narratrice, personnage sans nom, pose des questionnements existentiels tout en racontant ses désillusions successives, ses tentatives de construction de soi en tant que "femme", dans une société qui présente toutes les caractéristiques de l'archaïsme le plus infécond et qui l'empêche d'être, comme une sorte de perpétuation des codes anciens qui détruit le fondement de l'être au profit d'un paraître et dans lequel elle ne peut pas se reconnaître. Elle refuse de se fondre dans le moule qui dissout son être. C'est une condition qu'elle rejette donc avec force... Oui, car l'image du personnage est considérée comme trop "voyante" ; sa présence, dérangeante, est perçue comme un sexe ambulant ; alors, on veut mutiler son sexe en la couvrant entièrement ou en l'extrayant de l'espace public. D'ailleurs dans le texte, l'hymen est à considérer comme symbole du moi intime qui englobe la femme entière ; elle n'est vue qu'à travers ce prisme : on veut supprimer l'être pensant. Orages est le roman du questionnement de soi, sur soi et sur l'autre, pour tenter de comprendre, réparer ces déchirures internes et intimes, l'incompréhension de l'autre, qui empêchent l'harmonie sociale et relationnelle entre les hommes et les femmes. Existe-t-il un lien entre les deux romans ? Dans les deux romans, les personnages sont en quête de l'essence de l'existence dans la société. Ils se battent à leur manière, parfois comme des moulins à vent, contre un ordre établi qui semble s'imposer comme une fatalité. Vous tenez un discours sans ambages et abordez des sujets tabous, comme la religiosité ambiante... Ce n'est pas en lissant les contours que l'on parvient à sortir du déni. Il faut comprendre sans complaisance les travers de la société. La fiction est un support à la réflexion sur l'art, ou sur n'importe quel sujet d'ailleurs. Il faut bousculer l'opinion. Notre société se sclérose et l'action est fondamentale pour son salut. La religion est une question de conviction personnelle. L'utilisation de la religion pour embrigader les esprits au détriment du bon sens est une aberration. La solution ne peut venir que de l'éducation et de la culture, qui octroient la capacité d'analyser sans passion pour trouver des solutions. Autrement, c'est un suicide collectif. Vous vivez en France. Pourquoi ce choix d'écriture sur la société algérienne ? Je vis en France depuis quelques années seulement, et je suis restée profondément algérienne : je suis née en Algérie, j'ai grandi, fait mes études, travaillé en Algérie. J'y ai vécu aussi les périodes les plus sombres jusqu'en 2000, avant de partir, et j'y retourne plusieurs fois par an car j'y ai mes attaches familiales et amicales. Je connais mon pays, ses travers et son potentiel. C'est ma société et je l'ai chevillée au corps. Je me sens légitime pour parler de mon pays.