Le récit des familles endeuillées par le décès de proches emportés par la pandémie est bouleversant. Plongées dans la solitude, difficile pour elles de faire leur deuil. Comment mettre des mots sur les maux ? La tragédie — et c'en est une — qui frappe les familles ayant perdu des proches emportés par la Covid-19 pèse lourd, et les mots, très souvent, ne suffisent pas à exprimer une douleur subie et vécue dans une glaciale solitude. La flambée des cas de contamination par la Covid-19, depuis la mi-juillet, a fait des ravages en Algérie. Une maman perdue, un frère, une sœur ou un fils, et c'est le basculement pour les proches et les parents. La peine s'installe, le quotidien s'assombrit et les larmes n'y peuvent rien. Najet, 29 ans, ne réalise toujours pas que sa maman n'est plus de ce monde. Depuis, les matins n'ont plus le goût des matins et le temps s'écoule "lourdement, indifféremment", dit-elle. "Je ne supporte plus de me réveiller, le matin, depuis ce premier août", lâche-t-elle d'une voix calme, mais triste, et les yeux vides et creusés par la douleur. "C'est survenu très vite. Trop vite. On ne s'y attendait pas", dit Najet, en précisant être pourtant médecin, et qu'en la circonstance, elle était censée avoir appris à gérer la mort. Oui, en théorie. En revanche, "on ne nous a pas appris à être le médecin de sa propre mère, sa garde-malade à l'hôpital et la voir suffoquer, s'étouffer par manque d'oxygène", raconte-t-elle, en larmes. L'oxygène, Fatma, 56 ans, ancien professeur à l'Ines de Kouba, est morte asphyxiée. Comme tant d'autres durant cette terrible semaine où toute l'Algérie était entrée dans la courbe la plus critique de la pandémie depuis son apparition. Une semaine ou peut-être dix jours de psychose. "C'était l'horreur. J'étais avec ma maman, à chaque instant, près d'elle. Jamais, en tant que médecin, je n'ai pensé vivre une pareille situation", raconte encore cette jeune chirurgienne, qui dit être marquée et traumatisée, en se rappelant ces minutes et ces heures à guetter l'arrivée du camion d'oxygène. Ces fameux camions "bouffées de vie", sous escorte, qui ont fait parler d'eux sur les réseaux sociaux et qu'on attendait dans tous les hôpitaux du pays. Traumatisme Des "brigades" de citoyens se sont même constituées pour donner l'alerte et signaler leur arrivée ici et là. Pour Najet, ce fut l'épisode le plus insupportable. "On était en plein délire. Attendre le camion d'oxygène et compter les minutes, ensuite les heures pendant que maman perdait son souffle", dit-elle, en larmes. De cet épisode, Najet en est sortie traumatisée. "Rien ne me réconforte. Je suis médecin et j'ai vu ma maman mourir par manque d'oxygène", confie encore la chirurgienne qui pense éprouver de la "haine" aujourd'hui. Ce qui la ronge le plus, c'est l'incapacité des autorités à anticiper sur des situations d'urgence "comme celle que nous vivons par manque d'oxygène". Pour elle, toute cette tragédie n'aurait pas eu cet impact si les pouvoirs publics avaient géré cette crise comme il se doit. Non-assistance à personne en danger ? Incompétence ? Négligence ? Dans la tête du médecin, les questions fusent, s'entremêlent, rongent et dévorent l'esprit. "Je sais que maman aurait pu être sauvée. Pas uniquement ma maman, mais aussi la moitié, ou plus, de ces 34 malades dans la même salle d'hôpital." Comme Najet, beaucoup ont critiqué la gestion de cette crise dont les conséquences funestes auraient pu, en partie, être évitées. Dans le jargon médical, rappelle Najet, on appelle ça "des morts évitables". Selon elle, aucun protocole de prise en charge n'a été mis sur pied pour faire face à cette situation. "Aucune codification n'a été prévue, alors même que les cellules de réflexion, partout dans les hôpitaux algériens, avaient alerté sur cette crise d'oxygène bien avant son apparition", affirme Najet. En colère, désespérée, cette jeune chirurgienne pleine de promesses n'a aujourd'hui qu'une seule idée en tête : quitter le pays. Comment mettre les mots sur des maux ? La perte d'un proche n'est jamais facile. Mais perdre une maman, ensuite un frère et une sœur en l'espace d'une semaine... ! Comment mettre les mots sur des maux ? Kamel, jeune ingénieur, opérateur dans le secteur privé vient d'en faire la terrible expérience. Aujourd'hui, c'est un homme abattu. Sa mère a été emportée par la Covid-19, le 16 juillet dernier, dans un hôpital de Tizi Ouzou. Son jeune frère Hassan, 45 ans, et sa sœur, Fatima, 39 ans, en sont morts tous les deux, le même jour, le 25 juillet dernier, jour anniversaire de Fatima. En apparence, Farouk continue de vivre comme hier, comme les jours d'avant. En réalité, tout a basculé pour ce jeune entrepreneur depuis ce drame. "Je continue à me lever le matin, à prendre mon café, à discuter avec des amis dans mon quartier. Tout ce qu'il y a d'ordinaire. Mais la douleur ne me quitte pas. La peine est sourde. Elle me hante. Tout autour de moi, rien n'a plus aucun sens. J'avance, je recule ou reste debout au milieu d'un épais brouillard. J'ai passé une semaine cauchemardesque", témoigne Farouk, en larmes. L'impossible deuil Comme Najet, c'est aujourd'hui un homme révolté. "Ma famille a été littéralement décimée à cause du manque d'oxygène. J'ai tout fait pour les sauver. J'ai couru partout et j'ai frappé à toutes les portes pour me procurer des concentrateurs d'oxygène. Je les ai quand même perdus, ma mère, mon frère et ma sœur...", affirme ce jeune ingénieur, d'une voix à peine audible et empreinte de chagrin. À cette douleur, s'ajoute la "haine". Une seule chose revient dans sa tête avec insistance. "Je ne ferme plus les yeux la nuit, me disant qu'ils auraient pu être sauvés n'était cette pénurie d'oxygène", dit-il. Pour lui, la faillite des pouvoirs publics est clairement établie et la responsabilité située. "Il n'y a eu aucune prise en charge sérieuse dans nos hôpitaux. Pendant toute cette semaine, nous avons été, ma famille et moi, livrés à nous-mêmes. J'ai ressenti que une indifférence à ma détresse et à la détresse des personnes malades. C'est insupportable", peste Farouk, qui raconte avoir attendu le camion d'oxygène comme on attend un miracle. Et le miracle n'a pas eu lieu pour Farouk. Est-ce un coup du sort ? Le destin ? "Je suis humble devant la mort", dit Farouk, mais "se dire qu'on aurait pu sauver ma mère, ma sœur et mon frère me dévore l'esprit", confie-t-il. Le virus rôde encore. Si officiellement, les chiffres annoncés tendent à la baisse, la Covid-19 frappe encore et endeuille des familles entières. À Bouzeguène, en Kabylie, les cimetières ne désemplissent plus. "Notre quotidien est fait de morts et d'enterrements. Le deuil ne nous quitte plus. Pour la seule journée d'aujourd'hui (hier, ndlr), nous avons enterré six personnes. Même l'imam qui officie les funérailles ne retient plus ses larmes, il n'y a personne pour consoler l'autre. C'est un désastre", nous confie Meziane, un habitant de Bouzeguène. Si cette localité est devenue un foyer de contamination, la crise de l'oxygène a tristement amplifié la tragédie à Bouzeguène. "Les familles vivent une douleur incommensurable et dans la solitude. Les proches des personnes décédées ont à peine le temps de faire leur deuil que d'autres familles annoncent d'autres décès. La mort s'est installée dans notre quotidien, elle s'est presque banalisée. C'est d'une tristesse indescriptible", se désole encore Meziane qui se démène comme un fou pour équiper l'unique clinique — artisanale — de la région dans l'espoir de sauver des malades et d'atténuer, un tant soit, peu l'affliction de la mort qui rôde. Karim Benamar