La dinanderie algérienne remonte au Moyen-âge et concentre une large inspiration turque. Localisée autour des Casbah, dans des quartiers qui lui sont réservés à Alger, Tlemcen, Constantine et à un degré moindre à Ghardaïa et Tindouf, ses produits témoignent d'une grande richesse ornementale. De la Kérouana au Mahbès, en passant par la Tassa et le Taftal, ces vases et récipients sont d'une esthétiques sans égal. Aussi, l'intelligence de la main, célébrant «l'instrument des instruments», selon Aristote, tend-t-elle à s'étioler à une époque où l'appauvrissement du geste se répand et le monde entier tapant sur un clavier. Cela dit, il existe encore des gens qui demeurent attachés à aux traditions ancestrales et soucieux de perpétuer certains métiers en voie de déperdition. Parmi ceux-là, Hocine Derbal : l'artisan dinandier ou l'artiste comme se plaisent à le surnommer ceux qui l'ont côtoyé. Hocine Derbal n'oubliera jamais sa jeunesse partagée entre les bouteilles de lait qu'il servait tous les matins et ses heures aux ateliers au Bardo de Constantine où il forgeait son apprentissage en travaillant, transformant et assemblant la matière, pour en faire une création. Une exigence qui s'est en fait avérée une opportunité car cela lui a permis d'apprendre à tout faire avec peu d'outils. Les incessants coups de marteau commencent à démonter l'épaule droite de ce sexagénaire mais cela ne l'inquiète pas. Dans son atelier situé à Sidi Merouane, un établi est dressé, le «maâlem» s'y affaire suivi du regard curieux de quelques apprentis. Sur l'établi, le cuivre rougeoyant se déforme sous les coups de maillets adroitement assénés. Le geste est sec et précis et le maître absorbé à la création de son œuvre ne relève la tête que pour s'éponger d'un revers de main le front. D'une feuille de cuivre plus ou moins ou moins épaisse, ses mains de travailleur fabriquent. Entre la feuille de cuivre et l'objet il y a le chalumeau, pour ramollir, «recuire pour dilater les molécules», explique-t-il. Ensuite c'est le marteau qui donne la forme.». L'artisan utilise aussi des maillets en bois qu'il fabrique et des «rognons» pièces sur lesquelles la feuille de cuivre est posée avant de la taper. Une pièce peut ainsi être réchauffée une cinquantaine de fois afin d'être travaillée : «Je ne sais pas d'où sort ce chiffre, mais c'est comme ça.», ajoute-t-il. Tel le sculpteur face à la motte informe d'argile à laquelle il donnera plus tard vie, Hocine lui, laisse transparaître son expression artistique en réduisant les plaques de cuivre à sa merci. Il travaille le métal comme un forgeron, mais avec une délicatesse de dentellière. Son talent est tel que l'on ne voit ni couture, ni soudure. Dans cet atelier un feu incandescent est constamment entretenu par le plus grand des apprentis, une grosse tenaille à portée de main lui permettra de plonger rapidement dans le feu l'ouvrage durci. Une fois chauffé à blanc, il deviendra plus malléable et obéira mieux à l'inspiration du «maâlem» à vouloir lui donner la forme voulue. La place du soufflet est encore visible ; la vie moderne a remplacé charbon et coke par l'alimentation en gaz. Dans un silence religieux, ponctué des seuls coups de maillets, le patron s'affaire à la création d'un plateau. Il veille d'abord à lui donner l'envergure voulue avant que compas, pointeaux et fins martelets n'entrent en action pour la création d'arabesques et entrelacs, ciselés avec ingéniosité. «Le métal me fascine car la façon dont il s'assemble et fond est mystérieuse Alors que le bois, on voit comment c'est fait. Tenon et mortaise, ça apparaît…», nous lance-t-il absorbé. L'œuvre joue sur les contrastes entre le vide et le plein, entre le mat et le brillant. Un grand huit, aussi léger qu'un paquet de plumes. «L'idée de départ, c'était une pomme coupée mais au final, ce n'est plus qu'une forme dans laquelle le regard se perd», remarque celui qui ne fait plus de différence entre artisan et artiste. «J'utilise les techniques de l'artisan mais avec une volonté artistique. C'est une double solitude». «Je reste un contemplatif, je ne suis pas attiré par le chahut contemporain. Ce qui m'intéresse, c'est la matière, l'homme et le temps. Ce métier solitaire est parfois dur mais au bout, il y a la liberté de créer et d'en vivre. Pour me ressourcer, je fais un tour aux abords du Barrage Beni Haroun. Cela éveille mon inspiration et me fait rêver. Aussi, si tu peux rêver ton projet, tu peux le faire», renchérit-il. Une fois l'œuvre achevée, elle est étamée et lustrée avant d'être livrée. Un instant de répit que mettent à profit les apprentis pour remettre les outils à leur place. Plus tard, ils auront à s'en servir pour les menus travaux que supervisera le «maâlem» d'un œil sévère. Ils apprendront à être dinandier et perpétueront une tradition qui a tendance à disparaître comme tous les petits métiers. br /L'homme des grands défis Toujours en quête de perfection, l'artiste, estime que la recherche n'a pas de limites. L'homme ne manque pas de projets aussi impressionnants les uns que les autres et qu'il ne veut pas encore révéler avant leur réalisation. «Quel plaisir de pouvoir enfin créer mais surtout d'être reconnu pour mes qualités personnelles» indique-t-il. La panoplie des œuvres exposées à chaque occasion, révèle cette touche multidimensionnelle accumulée au cours de 51 ans d'expérience au contact du cuivre. Outre les objets traditionnels témoignant d'une tradition citadine.- le Mahbès, la Cafatira, la Kirouana, le M'rach et El Kettara, objets de toilette-, l'artiste s'attaque également aux portraits, aux paysages ; bref des œuvres qui dénotent d'une recherche féconde dépassant le cadre artisanal. Une touche, une expression où le symbole essentiel reste cette recherche du renouveau et où le métal ne saurait échapper à la volonté de l'artiste. Hocine ne se contente pas de miniatures, ni de formes réelles, il se lance également dans la réalisation d'œuvres monumentales: tel le couscoussier géant (3m40/1m70) exposé à l'hôtel Sheraton. Cette œuvre réalisée en 2 mois et demi en pleine la rue sous les youyous de femmes de Sidi Mérouane, peut contenir près de 1,5 qx de couscous, 400 kg de viande et 1,20 qx de légumes. Entre autres réalisations : ses deux fresques exposées à l'hôtel de la wilaya de Mila, représentant respectivement le barrage Beni Haroun (7,20m/2,60m) et la fontaine romaine d' Aïn Lebled (3,m60/2,50m). En 2011, Hocine récidive avec un projet de grande envergure qui mérite une place d'honneur dans le Guinness. Cette fois, il réalise 16 fresques d'une longueur totale de 72m 60/ 3m. Un record en la matière qui était détenu par un syrien avec 50m/2m40 retraçant 900 ans d'histoire de la Syrie. De dimensions variables (allant de 4m95 à 9m60 / 2m95 ), où se conjuguent des messages iconique et linguistique, ces œuvres retracent l'histoire de la wilaya de Mila : de l'époque romaine, islamique, coloniale à l'indépendance, pour aboutir enfin à la préoccupation actuelle, celle du développement local. Sans hésitation aucune, l'artiste est allé à la recherche d'une œuvre, unique en son genre. «L'artisanat traditionnel est le résultat d'un univers culturel au même titre que les œuvres littéraires ou picturales. Les objets que nous fabriquons sont chargés d'histoire. Ils racontent l'histoire de la ville. Ils occupent une place saillante dans cette histoire», dit-il avec emphase. Pour la réalisation de ce projet, il lui a fallu utiliser 1,800 tonne de cuivre, 270 kg de bronze et 8 kg d'argent. Le poids de chaque fresque avoisine les 3,2 tonnes, alors que son transport nécessite une vingtaine de personnes. Aussi, durant 7 mois de recherche, avec le concours de 13 ouvriers spécialisés, a-t-il travaillé sans relâche au point d'avoir frisé l'hospitalisation. «Pour moi, c'est un honneur de se sacrifier pour son pays.», nous dira-t-il dans un élan patriotique. Un pari réussi pour un artiste à la mesure de ses ambitions et qui envisage la réalisation d'une gigantesque théière avec ses un million et demi de verres en hommage aux valeureux martyrs de notre Révolution. Une récompense à la mesure de son talent Hocine a été primé à plusieurs occasions : 2 médailles d'or, respectivement, à l'occasion du salon Méditerranéen de l'artisanat (Annaba 1985-1986) et du salon de l'artisanat en 1999, 1 médaille de bronze à l'occasion des jeux Africains de 1979, en sus d'autres prix à différentes occasions où il a représenté l'Algérie ( Italie, France, Allemagne, Etats-Unis et aux Emirats Arabes unies). «J'ai été élevé dans la pauvreté, sans instruction», nous révèle-t-il. Conditions qui ont fait de lui le maître, voire le «père» de plus d'une trentaine d'apprentis. Tous ont eu la chance d'acquérir ce métier en sa compagnie. Toutefois, regrette-t-il amèrement que de nos jours, le tout commercial, constitué de produits «Taiwan» qui submergent le marché et encourage le gain facile, porte un préjudice certain aux nobles métiers traditionnels. «Les véritables valeurs basées sur l'esthétique et l'authenticité disparaissent peu à peu et emportent dans leur sillage nos coutumes et une partie de notre patrimoine local.» L'amertume qui se dégage des propos de cet artisan ne peut, cependant, altérer sa volonté de continuer sur la voie tracée par ses devanciers pour faire perdurer ce métier en cherchant à le transmettre aux jeunes générations. «Moi je ne veux pas, en mourant, emporter les secrets de mon art. La relance de la dinanderie ne repose pas uniquement sur la formation de la relève, il y a aussi le problème de la matière première importée (le cuivre) qui ne convient pas à la dinanderie traditionnelle. La relance du tourisme pourrait également contribuer fortement à la renaissance des arts traditionnels», conclu notre interlocuteur. Ainsi, dans son atelier Hocine s'efforce-t-il d'écrire l'une des plus belles pages de l'artisanat contemporain, sur des feuilles de laiton ou de cuivre. Avoir le courage de persévérer, avec conviction, pour sauvegarder le métier malgré le poids de l'adversité, être resté fidèlement attaché aux anciennes méthodes de fabrication ancestrales authentiques, cela dénote vraiment d'un amour solide pour la dinanderie et d'un attachement viscéral à la tradition.