«On attend. Tout Riyadh semble attendre. Il est bientôt dix heures et Al-Safa Square est déjà noir de monde. Ça ne devrait plus tarder. Tous les commerces alentour ont fermé et les rues se peuplent à la suite d'un 4x4 qui annonce, haut-parleurs à fond, la mise à mort en ce vendredi saint d'un hérétique. Tout le monde s'est rassemblé sur la grande place de Dirah, là où la société exécute ses pécheurs. On attend». Ce sont là nos premières impressions sur ce grand Prix littéraire Assia Djebar 2018, elles donnent un avant goût de ce qu'a été ce fabuleux Mansour, qui appartient désormais à la mythologie personnelle de Ryad Girod, le père bienheureux de ce cher Mansour, héros malgré lui d'une histoire née dans les sables du désert saoudien en plein dans les falaises et les dunes du Najd à la quête d'une réflexion sur l'ancêtre l'émir Abdelkader, de qui descend en droite ligne notre héros déchu par l'intolérance des Hommes. Ryad Girod, natif d'Alger en 1970 est professeur de mathématiques, il enseigne à Riyadh et à Paris, il est l'auteur de deux productions écrites, « Ravissements » paru chez José Corti en 2008 et chez barzakh en 2010 et « La fin qui nous attend », paru chez le même éditeur en 2015. « Les Yeux de Mansour » que l'on pourrait aussi illustrer en arabe par « Oua Ayoun Mansour » est une fable philosophique avec un tapis magique rouge, décliné sous la forme d'un Camaro surpuissant, un peu allégorique d'une sorte de « Boraq » transversal dont nous serons les passagers bien malgré nous, adossés au récit de ce roman à la poésie vénéneuse et aux rebondissements fulgurants. L'écrivain nous lance à corps et à esprit perdus dans des consonances philosophiques de haut niveau sur un récit porté par une inspiration extraordinaire sous la chaleur tremblante d'une Arabie saoudite nouvelle qui possède son assortiment d'univers parallèles. Mais hélas dont la force immanente s'appelle encore aujourd'hui MBS avec ce slogan qui rejoint de par sa réalité prégnante les subtilités de la communication par crime interposé sous le générique gassouh, gassouh qui revient ici entre les lignes comme un leitmotiv terrible, une sentence irrévocable, puissamment tatouée dans l'inconscient d'un peuple qui a oublié son humanité profonde. Al-Safa Square est le centre névralgique, le bulbe rachidien de cette intolérante inclination au sang versé comme rédemption de tous les secrets inavouables de cette société malade de ses contradictions, au point ou est considéré comme hérétique un personnage nommé Mansour, Mansour de quoi !? Ryad Girod n'a sans nul doute pas nommé son héros par hasard, car ce prénom est porteur de victoire, d'adoubement philosophique qui portent la réflexion du héros déchu par l'intolérance à son apogée. En effet, victime d'une maladie étrange, Mansour sera livré à la vindicte populaire qui voudra sa tête au sens propre, victime d'une juge quelque peu illuminé et d'une délation dont les secrètes arcanes seront probablement livrées au sein du livre. Le récit est écrit à la première personne avec des allers-retours sur notre grande Histoire arabe, celle qui était riche de toutes ses perspectives, artistiques, scientifiques, philosophiques…L'auteur dans une sorte de voyage dans le temps nous livre dans une écriture poétique sensationnelle un archétype du roman complet empreint de sagesse et d'allégories savantes avec une pointe de cynisme et de lucidité forcément contemporaines. D'un seul trait, à la vitesse éclair d'une Camaro rouge lancée en plein «Highway», vers le Najd, le visage dudit Emir Abdelkader nous paraîtra comme dans un hologramme odorant, une image empreinte de réalité tangible pour nous dire comme le ferait un maitre Jedi de la guerre des étoiles ce qu'il faut penser, ce qu'il ne faut pas dire. Nous l'avons probablement vu dans cette mosquée en train de s'interroger sur les colonnes multiples syriennes. Il ne nous a pas fallu prendre un joint ni aller bien loin, puisque l'écriture limpide de ce cher Ryad Girod est assez puissante pour nous mener par son texte excellemment entrepris dans le plus beau des voyages. Nous attendons donc jusqu'à la fin, les parties explicatives du pourquoi de cette condamnation-damnation décidée par un peuple ignorant de ses propres contradictions qui se croit assez juge pour imposer ses délires au nom d'un dieu que l'on ne reconnait plus dans cette nouvelle appréciation des choses. L'auteur dans une intelligence raisonnée va opposer esthétiquement deux concepts antinomiques, la sagesse soufie, fondamentalement illustrée dans l'héritage de l'émir et la sagesse d'un juge qui est persuadé de sa sagesse religieuse malgré des larmes révélatrice de sa contradiction. Deux héros, le narrateur et l'infortuné (pas aussi infortuné que ça en réalité !) vont évoluer dans ces eaux troubles ou dans ces routes aux contours assez flous pour nous livrer un roman subtil, très bien écrit finalement ancré dans cette opposition entre la lutte intense qui subsiste à nos jours entre la religion…et la spiritualité. Un roman à lire, à penser, et à pleurer comme l'aurait fait l'émir Abdelkader en pensant à son petit neveu et à ce que le monde est devenu aujourd'hui. Ryad Girod, «Les yeux de Mansour», roman, éditions barzakh, 2018, grand prix Assia Djebar 2018, 225 pages.