En juin 1994, les organisateurs du génocide rwandais se sont repliés dans le nord-ouest, puis au Zaïre, future RDC. La frontière est devenue le symbole d'une histoire commune et violente. Chaque dimanche, c'est la fête au Tam Tam Beach de Gisenyi. La sono poussée à fond, des adolescents rieurs entrent dans l'eau en esquissant quelques pas de danse, face aux tablées familiales de cette guinguette posée sur le sable. Au loin, quelques jet-skis enchaînent d'audacieux loopings sur le lac Kivu, qui s'étend à perte de vue, frontière naturelle entre le Rwanda et la République démocratique du Congo (RDC). Comment imaginer, face à cette insouciance joyeuse, que vingt-cinq ans plus tôt, cette région a été le théâtre de l'une des pires tragédies du XXe siècle ? Petite station balnéaire greffée sur les rives du lac, Gisenyi n'a pas été épargnée par le génocide de la minorité tutsie, qui fera près d'un million de morts en trois mois. Ici, encore plus qu'ailleurs, les victimes étaient ciblées depuis longtemps. «On parle toujours de 1994, mais la logique génocidaire s'est en réalité enclenchée dès 1956, insiste Emmanuel, employé à la mairie. On a commencé à tuer des Tutsis, par vagues régulières, dès la veille de l'indépendance.» Mais au début des années 90, c'est bien dans la région de Gisenyi que les pogroms recommencent. A cette époque, les principaux responsables du pouvoir sont tous originaires de cette zone de collines brumeuses qui encerclent le lac Kivu : le président Juvénal Habyarimana et surtout le puissant clan de sa femme, Agathe. Mais aussi tous les plus hauts gradés de l'armée, à commencer par le colonel Théoneste Bagosora, général à la retraite, devenu directeur du cabinet du ministre de la Défense, aujourd'hui considéré comme le «cerveau du génocide». Il sera condamné en 2011 à trente-cinq ans de prison par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Quand l'avion de Habyarimana (dans lequel se trouve aussi le président du Burundi, Cyprien Ntaryamira) est abattu par un missile le 6 avril 1994, ce sont les plus extrémistes parmi ses proches, originaires de Gisenyi, qui commandent dans les coulisses le «gouvernement intérimaire» immédiatement mis en place, et qui supervisent les massacres. En juin 1994, c'est aussi dans cette ville que se réfugie ce gouvernement génocidaire, acculé à la fuite par l'avancée des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement dominé par la minorité tutsie et qui, à lui seul, mettra un terme au génocide, dans un pays abandonné par la communauté internationale. A la mi-juillet, les dés sont jetés : les génocidaires quittent le pays pour se rendre en face, à Goma, sur l'autre rive du lac Kivu, entraînant dans leur sillage une population hutue paniquée par les rumeurs de vengeance du FPR, entretenues par les chefs extrémistes. En quelques jours, plus de un million de personnes traversent cette frontière, d'à peine quelques mètres, qui sépare les deux villes de Gisenyi et Goma. Ce lieu de passage, on l'appelle encore «la grande barrière». Il fut longtemps constitué de cahutes rudimentaires. Depuis fin 2017, un terminal ultramoderne, financé par la fondation du milliardaire américain Howard Buffett, relie ces deux cités, fausses jumelles dont le destin est lié depuis vingt-cinq ans. Mais l'avenir est souvent imprévisible. Dévastée par le génocide, Gisenyi finit par se relever de ses cendres, alors que Goma reste encore aujourd'hui gangrenée par la misère et l'insécurité qu'entretient une myriade de groupes rebelles à ses portes. Le contraste est saisissant. D'un côté, une petite station balnéaire proprette et organisée. De l'autre, un chaos bouillonnant dans un océan de pénurie. Rarement une frontière aura séparé, avec une telle proximité, deux mondes aux antipodes. «Dès que les balles crépitent à Goma, je file à Gisenyi, où beaucoup de Congolais se sont récemment installés, même s'ils travaillent à Goma. La vie est moins chère au Rwanda, les banques ne risquent pas de faire faillite, tous ceux qui ont un peu d'argent à Goma y ont un compte. Mais surtout, au Rwanda, il y a la sécurité», raconte Blaise Ndola, jeune blogueur congolais.