Lorsque des partis dits «démocratiques», avec de surcroît une culture fédéraliste et une mentalité d'opposition voient dans les évènements qui se déroulent au Soudan, un modèle à suivre par «les tenants du pouvoir réel» en Algérie et appellent à s'inspirer de «l'exemple soudanais» pour ouvrir «un dialogue sérieux» sur une «transition démocratique effective» pour résoudre la crise politique dans le pays, on se trouve devant un véritable vertige d'interrogations et on mesure du coup un peu mieux l'indigence intellectuelle de la classe politique nationale, tous partis confondus, qui a perdu depuis longtemps la tradition du débat d'idées pour se complaire dans la guérilla des polémiques qui ne peuvent en rien offrir un cadre théorique à la meilleure compréhension de la phase délicate que nous traversons. A l'indépendance du pays et alors que la ferveur de la victoire anticoloniale était maximale, l'unanimisme n'était pourtant pas de mise. Les discussions fécondes étaient extrêmement tranchées entre d'un côté les partisans de la transformation de la lutte de libération nationale en socialisme pour la promotion d'un homme nouveau (le porte-voix en était Révolution Africaine) contre ceux qui préféraient d'abord s'atteler à un socialisme spécifique – pour ne pas dire nationalisme - tendant à construire «des institutions qui survivraient aux évènements et aux hommes» (un courant animé par le doyen de la presse nationale El Moudjahid). Et alors que nous traversons justement des évènements uniques depuis l'accession à l'indépendance, mettant à l'épreuve les superstructures de la Nation à la découverte de sa société politique, les partis d'opposition, à la remorque de certains cercles sociaux-impérialistes parisiens, ne trouvent rien de mieux que de faire leurs un «exemple soudanais qui devrait inspirer les tenants du pouvoir réel en Algérie et les inciter à ouvrir un dialogue sérieux, inclusif, transparent et sans préalables, pour une transition démocratique effective». Le Hirak soudanais, s'exprimant dans les parties du territoire sous le giron direct de Khartoum dans cet immense Etat-fédéral - c'est-à-dire d'abord dans les régions musulmanes arabophones regroupées autour du Nil - s'est, pour ainsi dire soulevé, dans ce contexte synthétiquement rappelé, en opposition aux guerres permanentes menées pour des raisons idéologiques par le FNI (Front national Islamique) au pouvoir contre les autres ethnies et peuples soudanais de la «périphérie», en siphonnant les maigres ressources de l'Etat au profit des milices et de l'armée centrale, officiellement au service de l'intégrité territoriale, mais en réalité au profit d'une caste proche des Frères musulmans ayant préempté l'Etat et ses richesses matérielles depuis plus de trente ans. A la sauvegarde du cœur du Soudan étatique Mais ce retournement de la société politique au sens de Gramsci (c'est-à-dire des élites à la tête du gouvernement, des institutions, de la Justice, de l'armée en interaction constante avec la société civile constituée des intellectuels, des étudiants et des professions libérales qui jouent un rôle littéralement hégémonique dans le Hirak soudanais) n'a pu se faire qu'aux termes de deux faillites majeures. La première est celle de l'échec du nationalisme soudanais, avatar islamiste de l'insurrection mahdiste, menée par un homme au charisme immense, Mohammed Ahmed Bin Abdallah (le Mahdi), prenant d'assaut Khartoum en 1885, laissant sur le carreau le Général britannique Gordon qui signait-là de son sang l'une des plus grandes défaites du colonialisme en Afrique. Mais si cette figure proéminente dans l'histoire du pays, dont les intellectuels soudanais chérissent la mémoire, a su forger une armée et un Etat, sa vision limitée du monde et son sectarisme (il faisait brûler tous les livres en dehors du Saint Coran et pratiquait de manière continuelle le commerce des esclaves) portaient déjà en leur sein les manquements structurels à venir de la nation soudanaise en voie de formation. Et c'est là que nous en venons à découvrir la seconde faillite majeure soulignée en pointillés par l'organisation de l'Etat soudanais autour des origines ethnolinguistiques et religieuses des populations qui la constituent en fonction d'une gradation subtile allant du Nord au Sud, privilégiant les Arabes, blancs, soudanais musulmans du Nord dans les fonctions régaliennes nobles de l'Etat et réservant les services subalternes aux autres ethnies d'abord pour les musulmans non-arabes des régions périphériques par rapport au centre de l'Etat (Khartoum), ensuite pour les Chrétiens et en dernier lieu pour les animistes noirs qui sont méprisés par la société nord-soudanaise. Ces choix de fonds qui émaillent les Constitutions du Soudan et ses politiques publiques, faisant de la Chariaa la source d'une Loi Suprême marquée du sceau du sectarisme, ont préparé et accéléré les forces à l'œuvre au niveau mondial, intéressées par l'affaiblissement du Soudan pour l'accaparement de ses richesses en eau douce, contrôlant en amont le sort du barycentre démographique du monde arabe qu'est l'Egypte, pour le détournement de ses ressources pétrolières importantes orientées naturellement vers l'Asie-Pacifique et pour son positionnement géostratégique en tant qu'Etat riverain de la Mer Rouge (voie navigable tout simplement vitale pour Israël et les Etats-Unis) mais pouvant aussi exercer une influence de tout premier ordre sur la Corne de l'Afrique et jusqu'à la région des grands lacs. Le Hirak soudanais n'a donc que peu à voir avec des revendications strictement démocratiques et se lit d'abord comme une tentative de la population arabe et musulmane de la République du Soudan de sauver ce qui peut encore l'être à proprement parler, ce qui lui reste de son Etat, alors que de toutes parts, les Etats fédérés qui le constituent tendent à vouloir sortir des frontières internationales héritées du colonialisme britannique qu'ils trouvent décidément bien mal taillés aux costumes ethniques divers et variés des minorités multiples, encouragées qu'elles sont par les puissances dominantes, voyant dans l'Afrique et la persistance du fait tribal - sur lequel nous reviendrons, la semaine prochaine, dans la seconde partie de cet article tant il nous semble fondamental et éclairant des luttes futures y compris en Algérie - les leviers prometteurs d'une revanche sur les défaites coloniales qui n'ont toujours pas été digérées. Le slogan parcourant les rues de Khartoum «Nous sommes tous Darfour !», indique clairement la vraie nature des enjeux et les défis marqués du sceau de l'urgence qui sont maintenant à relever. Le tribalisme, propagandiste de l'impérialisme en Afrique Le Soudan est donc désormais devant un dilemme cornélien. Garder les dix-sept Etats qui lui restent après la sécession du Soudan du Sud mais dans un nouveau pacte tendant à fonder une Nation qui n'a pas encore à ce jour trouvé les voies d'une cristallisation salvatrice ou bien se débarrasser définitivement de l'ensemble de ses Etats périphériques, y compris le Darfour et certains de ses actuels Etats sudistes, rejetant du coup les instabilités qui le minent à l'extérieur de frontières incertaines, dirigeant les forces centripètes vers les autres Etats africains voisins s'érigeant ainsi un glacis protecteur autour de ses limites «définitives et naturelles», tendant à devenir réellement nationales, pour ne garder que les Etats homogènes, en solution de continuité historique avec l'ascendance matricielle mahdiste mais reformée de ses scories obscurantistes, voir fonder un Etat-National et non plus fédéral dont on comprend immédiatement les faiblesses dans un monde où le rapport de force est une monnaie plus courante que le dollar US. C'est dans ce contexte général et complexe que l'Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis, poussant à l'accord entre civils et militaires, a mis à la disposition de la Banque Centrale de la République du Soudan, une fois l'accord conclu (sic !) trois milliards de dollars dont une partie en armements divers et variés affectés en priorité aux futures missions au Yémen et ailleurs assignées à l'armée soudanaise et à ses milices dont la RSF du Darfour (Rapid Support Force) joue un rôle tout à fait singulier, bras armé des déstabilisations prochaines dans la région, en particulier en direction du ventre mou de l'Afrique du Nord, la Libye, en proie aux forces… fédérales. Le Conseil de la transition dont se gargarisent, en le donnant comme exemple, les forces du Front Socialiste, prévoit une direction politique composée de cinq civils et de cinq militaires dont aucun n'est soumis à un processus électif et d'un Président consensuel désigné en accord des deux parties ainsi que d'un futur Parlement aux membres cooptés suivant une politique des quotas supposant refléter de manière plus juste la société réelle mais qui sera en réalité conforme aux rapports de forces politiques issues de la nouvelle reconfiguration en cours et dont on peut imaginer que les largesses saoudiennes et émiraties feront la part belle à leurs affidés. Gageons que cette solution à la soudanaise qui semble tant séduire le Front des Forces Socialistes et qui se trouve être également le choix de prédilection de l'Arabie saoudite et des Emirats Arabes Unis, ne résoudra en rien les questions de fonds posés par l'effritement de l'Etat Central soudanais sous les coups de boutoir des tribalismes ethniques trouvant dans les grandes puissances influentes en Afrique (je veux parler des Etats-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la Belgique) des soutiens de poids au gré des intérêts économiques qui font toujours de l'Afrique, le dernier gâteau à se partager suivant des lignes de force fluctuantes, dans un accord renouvelé du Congres de Berlin de 1878 où les grandes puissances mondiales du siècle dernier s'étaient mises d'accord pour mettre en coupe réglée l'Afrique sans pour autant fixer de manière formelle comme au Proche et Moyen-Orient des zones exclusives géographiques précises d'exploitation inique des peuples et de leurs richesses. Cette revanche de l'impérialisme ne se fait plus à coups de canonnières britanniques remontant le Nil jusqu'à Fachoda au Sud Soudan pour en déloger la mission militaire française Marchand, du nom du capitaine qui la dirigeait. Elle est bien au contraire silencieuse mais encore plus meurtrière qu'hier et trouve dans l'étude anthropologique et ethnique ses nouvelles armes de destruction massive comme l'ont amplement démontré les drames génocidaires au Rwanda et au Congo en attendant le reste des pays africains, en particulier ceux qui ne se plient pas à l'ordre mondial… (A suivre)