Le soulier le plus fou ne date pas d'aujourd'hui, mais du Moyen Âge. L'exposition inédite « Marche et démarche, une histoire de la chaussure » a ouvert ses portes jeudi 7 novembre. Le commissaire Denis Bruna du Musée des arts décoratifs à Paris nous apprend comment l'humanité a marché, en France, en Europe, mais aussi en Afrique, Asie ou Amérique. Entretien. Avez-vous mis de chaussures spéciales à l'occasion du vernissage de cette exposition? Je n'ai pas mis de chaussures particulières. J'ai deux ou trois paires à mon actif que je mets quotidiennement. Vous avez étudié l'histoire de la chaussure. Parmi les 450 paires exposées, quel est le plus ancien modèle ? On a notamment une paire de sandales de l'Antiquité grecque qui est particulièrement intéressante, parce qu'il y a une différence entre le pied gauche et le pied droit. Cela nous ne paraît peut-être pas étonnant, mais la différenciation entre le pied gauche et le pied droit va disparaître en Occident au XVIe siècle et réapparaître au XIXe siècle. Et c'est une chaussure apparemment faite pour la marche, puisque la semelle en bois est articulée par un système de charnière en métal qui permettait vraisemblablement une marche plus facile. Beaucoup plus tard, l'aristocratie occidentale a porté des chaussures incroyablement petites et surtout incroyablement minces. La plupart des chaussures du XVIIIe ou XIXe siècle portées par la bourgeoisie n'excèdent pas quatre ou cinq centimètres de large, ce qui est vraiment très peu. Vous mettez l'accent sur la marche et la démarche. En quoi cette exposition sur l'histoire de la chaussure est inédite ? On a souvent travaillé sur la chaussure en faisant une histoire de la chaussure, de l'Antiquité à nos jours. Ou à travers les grands noms, notamment les grands bottiers du XIXe et XXe siècle. Ce n'est absolument pas le propos de cette exposition. J'ai travaillé sur les sources, les témoignages de l'époque, les chroniques, les mémoires, pour savoir comment on a marché à travers le temps. J'ai relevé les descriptions des démarches de l'aristocratie, de la grande bourgeoisie, mais aussi des individus des classes les plus modestes de la société. Quelle chaussure est pour vous particulièrement emblématique pour cette exposition ? J'ai une affection particulière pour plusieurs paires de chaussures fabriquées à Venise, des chopines vénitiennes du XVIe siècle. Les dames de la bonne société vénitienne portaient des plateformes qui pouvaient faire 20, 30, 40 voire 55 centimètres de haut. Donc, on imagine comment une femme a pu marcher – ou ne pas marcher – avec des plateformes aussi hautes. Sa marche et sa démarche étaient instables. Ce qui fait que la femme ne pouvait sortir uniquement accompagnée de servantes voire d'esclaves qui la soutenaient. Mais, ainsi, elle était très haute. Par conséquent supérieure à tous les individus qu'elle a pu rencontrer sur les quais à Venise. C'était pour elle un signe de haute extraction sociale. En Inde, on trouve des chaussures soucieuses d'écraser le moins possible des insectes et des plantes. La Chine connaît le culte du Lotus d'or, du petit pied, imposé aux femmes. L'Europe développe un certain fétichisme autour des chaussures. Quelle est la particularité des chaussures en Afrique ? Il n'y a pas de particularité dans la chaussure africaine ou dans la chaussure asiatique. L'exposition montre qu'il y a ceux qui marchent et ceux qui ne marchent pas. Ceux qui marchent ont des chaussures beaucoup plus confortables, beaucoup plus larges, adaptées à l'anatomie de leurs pieds, mais aussi adaptées au terrain. Qu'il soit un terrain chaud, accidenté ou avec de la boue. Il y avait les mêmes formes au travers de toutes les cultures, à savoir l'Europe occidentale, mais aussi l'Afrique, l'Asie, l'Amérique du Nord, pour permettre la marche en fonction de tous ces terrains. Il y a vraiment ceux qui ont marché et ceux qui n'ont pas marché. Dans les cultures africaines ou dans les cultures d'Océanie, les chefs ne marchaient pas. Par conséquent, ils avaient des chaussures inconfortables voire parfois on les portait sur les épaules ou sur des chaises, parce qu'ils n'avaient pas le droit de marcher. Souvent, ceux qui marchaient étaient ceux qui n'avaient pas le choix. En 1960, l'Ethiopien Abebe Bikila entre dans l'Histoire en gagnant pieds nus, sans chaussures, le marathon aux Jeux olympiques. Avez-vous des exemples où une paire de chaussures est entrée dans l'Histoire ? On évoque dans l'exposition les fameux talons rouges du XVIIe et XVIIIe siècle. Ces talons étaient un signe aristocratique. La légende raconte que Philippe d'Orléans, le frère de Louis XIV, aurait accidentellement taché ces chaussures en marchant dans une flaque de sang dans les abattoirs à Paris. La cour, le soir même, aurait alors peint les talons de ses souliers en rouge. C'est une légende. On sait que les talons rouges existaient quelques années avant cet incident du frère du roi. Au début, c'étaient les cavaliers qui ont utilisé les talons. Pour eux, c'était très pratique de bien caler le soulier dans les étriers des chevaux. Mais très vite, l'aristocratie s'est emparée du talon, parce que ça permettait d'être plus haut, par conséquent confirmer leur soi-disant « supériorité ». Les Horseshoes, conçues en 2006 par Iris Schieferstein à partir de vrais sabots d'un cheval, sont-elles emblématiques pour la réflexion sur la chaussure au XXIe siècle ? Elles font partie de tout un ensemble réalisé après 1980 par des créateurs contemporains qui sont plus des plasticiens que de créateurs de chaussures. Il y avait à la fois le retour du talon dans la chaussure féminine et, au même moment, la grande diffusion de la sneaker, autrefois réservée au sport, qui devient une chaussure de ville, une chaussure quotidienne. Beaucoup de créateurs contemporains se sont interrogés sur la marche et la démarche, sur la féminité, mais également sur le fait que la chaussure est un élément qui permettait la marche.