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Il n'y a que des traditions
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 17 - 02 - 2022

, n'opposez pas la Tradition à la Modernité, la tradition au changement. L'opposition radicale des traditions au changement est un cas particulier, pas la règle.
Quand elles ne sont pas régulièrement renouvelées par le changement et qu'elles sont plutôt surprises par des situations inédites, les traditions auront tendance à les écarter. Les traditions et les croyances, comme les habitudes, ayant d'abord tendance à se conforter. Si les situations inédites ne se dissipent pas, persistent, insistent et perturbent le fonctionnement des traditions et habitudes, celles-ci doivent faire place aux nouvelles situations, les domestiquer. Le changement et la tradition ont besoin l'un ou l'une de l'autre pour se renouveler, ils ne sont pas dissociables. Si la tradition a eu l'air de se figer dans le passé, c'est qu'elle avait à faire davantage avec le même plutôt qu'avec le changement. Les historiens de la longue durée peuvent dire que ces périodes de longue « stagnation » ont en vérité permis d'enfouir profondément certaines dispositions de la société. Avec une Histoire qui s'accélère, il n'en est plus de même pour la société : l'innovation est la règle, jusqu'à en perdre ses repères. L'Histoire va trop vite pour nous, nous n'arrivons pas à fixer nos habitudes, elle nous dispense comme d'en avoir.
En dehors des cas extrêmes, où la société semble se figer ou se « liquéfier » pour parler comme le sociologue Zygmunt Bauman, il y a une circularité de la tradition et du changement et plus généralement de la routine et de l'innovation. À un bout la modernité se traditionnalise, à un autre la tradition se modernise. Elles ne s'opposent que pour se transformer l'une dans l'autre.
J'entends par « il n'y a que des traditions » aujourd'hui, le fait que toute société répètent des gestes sans y penser pour pouvoir mieux faire face à l'inédit, pour penser ce qui doit être pensé, mais ne l'est pas encore, être disponible à l'avenir. Souvent on ne distinguera pas entre traditions, habitudes, routines et automatismes. La société « modernise » ses traditions, autrement dit transforme ses habitudes, en rationalisant, « mécanisant » et automatisant, toujours davantage ses comportements afin de mieux « découvrir » les situations inédites et de pouvoir se les assimiler. Se les assimiler voulant dire donner des réponses automatiques, économes en temps et en énergie, aux problèmes qu'elles portent.
Les traditions ne sont donc pas le contraire de la rationalisation, mais un de ses versants, qui permet au second versant, celui de l'innovation, d'être vigilant et de progresser. Nous automatisons pour mieux innover, nous innovons pour mieux automatiser, pour mieux disposer de notre temps et de notre énergie. Les traditions constituent la partie automate d'une société, le rez-de-chaussée de la rationalisation, comme dans un navire, son obscure « salle des machines ». Quand nous disons « rationaliser les dépenses », expression à la mode ces derniers temps, nous devrions penser d'abord rationalisation des comportements, révision et stabilisation de nos habitudes. Il nous faut penser l' « industrialisation » comme l'instauration des habitudes d'une bonne vie sociale. La consommation ne peut pas être, la fin rationnelle ou la valeur supérieure (l'« action rationnelle en finalité» ou l'« action rationnelle en valeur» (Max Weber)) de la bonne société.
Les traditions, les habitudes et l'innovation
Il nous faut constater aujourd'hui que la Modernité entendue comme rupture à la Tradition, comme « révolution symbolique » (P. Bourdieu), à vider nos traditions de leur sens. Les habitudes sociales ne permettent plus à la société de faire corps, de tendre vers une fin. La politique de la table rase de la Modernité n'a pas engendré de nouvelles traditions/habitudes collectives en rejetant les anciennes, elle a préservé les anciennes qu'elle a vidées de leur substance pour empêcher de nouvelles d'émerger. Nous faisons face aux nouvelles situations en copiant le comportement des autres sociétés. Nous nous accrochons en même temps à des traditions anciennes pour préserver un certain ordre apparent, une certaine sociabilité. Nous les acceptons parce que vides, elles nous permettent d'user d'elles à discrétion. Car la production d'ordre n'est pas désirable en elle-même, mais le désordre (la liberté) qu'elle permet d'organiser.
Les « traditions » en étant brutalement séparées de leur contexte d'origine, en ne se transformant pas avec le nouveau contexte, se sont vidées de leur « sens ». Elles ne font plus corps avec le cours de la vie sociale, ne le règlent plus. Le machinal, ce que l'on répète sans plus penser se désolidarise alors de ce que l'on pense. Le terme tradition prend alors le sens wébérien : on répète des choses qui ont perdu leurs rapports à leurs causes et leurs effets, on reproduit des actions dont on a perdu le sens. Les traditions au sens wébérien sont condamnées au dépérissement (et la société au désenchantement ou à la guerre des dieux), car les individus s'efforcent de tout penser, de rationaliser toujours davantage leur comportement pour soumettre le réel à leurs raisons, pour élargir la chaîne de leurs interdépendances. Et de confondre alors ce que l'on ne pense plus - parce qu'on n'a plus besoin d'en avoir conscience, avec ce que l'on ne pense pas et n'a pas été pensé[1]. Et cela parce que les individus sont intentionnellement des rationalistes, mais aussi forcément, car pratiquement, des pragmatistes : ils ne peuvent rester indéfiniment ignorants des conséquences de leurs actes. Les traditions wébériennes sont donc vouées au dépérissement (désenchantement) sauf à faire preuve d'un caractère despotique (guerre des dieux). Il reste bien évident que les habitudes, qui ont pour principe de tourner sur elles-mêmes, ont tendance à se détacher de leurs causes et de leurs effets. Elles n'ont pas de sens en elles-mêmes, mais un sens que leur prêtent le « corps machinal » et la fin qu'il sert. Un sens qu'elles prennent avec d'autres habitudes avec lesquelles elles font littéralement corps.
Les habitudes inscrivent la pensée à même le corps, qu'il soit social ou individuel, elles codent son activité. Elles transforment la pensée en instinct, en réflexe. Elles sont le corps immatériel de la société, elles sont les pièces de la machine sociale.
Dès lors qu'elles ne sont plus investies de part en part, elles ne font plus corps. Ne faisant plus corps, ni ancien ni nouveau, elles n'ont plus besoin d'être renouvelées. On a perdu leur sens, mais on tient toujours à leur activité, sans « comprendre » pour quoi. On reste attachés à elles paradoxalement, pour ne pas être « compris », pris avec d'autres.
La sociologie wébérienne repose sur la dichotomie des faits et des valeurs[2] qui s'exprime d'abord dans les deux types purs de l'action rationnelle : l'action rationnelle en finalité et l'action rationnelle en valeur. Les types idéaux de Max Weber sont les Idées de Platon qui ne descendent pas du ciel, mais montent de la terre, ciel et terre, faits et valeurs restant dichotomiques, sans continuité. Derrière le premier type d'action se trouve la Raison, derrière le second type se trouve la Croyance (la foi) que la tradition de pensée rationaliste a pensées dichotomique.
La dichotomie renvoie à la transcendance des valeurs et leur disparition (désenchantement du monde) au fait qu'elles ne tiennent pas compte des conséquences des actions qu'elles motivent. Il n'y a pas de « feedback » des conséquences des actions que les valeurs motivent sur les valeurs. Les valeurs ne sont pas corrigées par l'expérience dont elles n'émanent pas à priori. Si les actions rationnelles en valeur tenaient compte des limites de la rationalité et de leurs conséquences, si les valeurs étaient partie prenante de leurs conséquences, elles ne seraient pas exposées à la disparition, mais éprouvées dans leur pertinence. Nous n'avons pas à chercher les preuves des valeurs, les résultats de leurs épreuves, dans le transcendant, mais dans l'immanent. L'immanent toutefois d'une vie qui peut être plus longue que celle d'un individu. Ce qui a désenchanté le monde, détruit les valeurs, désolidarisé le corps social en privant celles-ci de leur autorité, ce n'est pas le monde, mais son hypocrisie, sa duplicité. Il sépare, d'une main, les valeurs de l'expérience (rationalisme de la théorie du politique) pour soustraire la rationalisation à l'expérience de la société et construire une domination de classe, et rétablit, d'une autre main, leur unité pour étendre sa domestication du monde (pragmatisme de la pratique scientifique).
Si, en écartant la dichotomie faits et valeurs, l'on entend par tradition répétition sensée, réglée par la mémoire, mais non présente à l'attention, on peut faire une place dans le rationnel à l'habitude et à l'émotion, ces deux autres types d'action, dites irrationnelles, mais que l'on dira plutôt non rationnelles. À condition d'accepter le principe d'une discontinuité du rationnel et de renoncer par conséquent au principe de l'homogénéité du réel et du rationnel et à celui de la rationalité illimitée. Du point de vue de la « rationalité limitée » (Herbert Simon), il n'est ni possible à l'individu de posséder toutes les informations nécessaires qui puissent faire de son action une action entièrement déterminée par la raison, ni de posséder le dispositif capable de traiter de toutes les informations disponibles. L'action ne peut être entièrement rationnelle en finalité, réel et rationnel ne se recouvrant que partiellement, les moyens et les fins auront beau être considérés comme appartenant au même plan, on ne peut considérer le plan dans lesquels ils se déroulent comme homogène. L'action ne peut se donner tout à la fois : le milieu, les moyens et les fins. Au sein de l'action rationnelle, et non pas hors d'elle, le sentiment surgit là où l'individu, face à une situation, doit réagir de manière qui ne peut expliciter ses raisons[3].
Lorsqu'une réponse qui n'a pas été pensée et ne peut être pensée doit être donnée. Sous une telle hypothèse, l'action rationnelle en finalité (l'action dont la visée est rationnelle) doit accepter le postulat de la discontinuité, sans qu'il soit besoin de faire appel à celle dichotomique postulée des faits et des valeurs. Lorsque nous devons réagir face à une situation que nous ne pouvons pas éviter, mais avec laquelle nos habitudes ne savent pas faire, si nos habitudes se raidissent et refusent de se disposer à faire corps avec la nouvelle situation en se transformant, un sentiment de gêne nous envahit. Sentiment qui peut se traduire en diverses réactions et émotions.
L'émotion surgit du corps lorsque la conscience fait de la place ou refuse de faire de la place à ce que ni l'habitude ni la pensée n'ont pu domestiquer.
Le corps sent sa fatigue, nous avons le sentiment de son état, il en survient une émotion. Il nous informe, s'émeut, mais ne nous explique pas. Une chose nous heurte, nous n'avons pas pu la prévenir, elle nous « démonte ». L'hypothèse de rationalité illimitée implique cette autre de transcendance des valeurs, autrement dit le parallélisme des deux plans des valeurs et des faits. Celle-ci limitant celle-là. Les individus et les sociétés se ménagent toujours du temps libre, font toujours de la place à l'inédit, se disposent toujours à accueillir l'avenir. Tout dépend de la manière dont elles sont disposées.
La valeur de justice ne peut pas être inconditionnelle, elle ne pourrait pas ex-ister, ni sub-sister. Elle est conditionnelle, car elle ne peut survenir que corrélativement à l'injustice. L'une s'élève quand l'autre décline. Elle ne peut qu'alterner avec l'injustice. Ainsi de longues périodes de justice font resurgir l'injustice qui avait été oubliée.
La tradition et la loi
L'opposition entre le droit et la tradition renvoie à celle entre l'oral et l'écrit. Or, il n'y a pas non plus de discontinuité radicale entre l'écrit et l'oral. Une partie de la mémoire sociale s'est seulement externalisée en s'en séparant physiquement, mais non réellement. Le cerveau peut ici être comparé à l'ordinateur avec sa « mémoire vive » et sa « mémoire morte ». Avec le développement de la mémoire on assiste à sa différenciation, l'une centrale conservée par le cerveau et d'autres périphériques concédées à des supports extérieurs. Une continuité et complémentarité entre les différents types de mémoire subsistent. Avec le développement de l'intelligence artificielle, une partie de la « mémoire vive » est transférée aux machines apprenantes. La tradition, la coutume est le droit inscrit à même le corps social. Le droit est inscrit sur des tablettes, mais sa visée est de régler le corps social. Il ne s'oppose à la tradition que lorsqu'il doit s'imposer au corps social, que lorsqu'il a des difficultés à se convertir en habitudes sociales parce que la tradition refuse ou veut négocier sa conversion en droit. Ils s'opposent lorsque droit et tradition relèvent de deux mondes différents, sont radicalement discontinus. Lorsque société et société dominante divergent dans leur régulation.
Les habitudes fantoches
Il y a ceux qui se préparent à accueillir l'ère de l'après-pétrole et ceux qui, trop démunis, ne peuvent s'y préparer. Ceux qui ont cru pouvoir ne rien devoir aux autres vont se retrouver parmi les démunis. Une société sans vraies traditions, sans règles et sans vraies habitudes, mais en croissance continue, ne peut aller qu'à des implosions et explosions. Il nous faut vite redonner sens aux vraies habitudes, aux vraies traditions qui régulent le corps social. Il nous faut expérimenter pour distinguer parmi nos situations, celles dont le traitement peut être automatisé de celles où le traitement a besoin d'être plus longuement réfléchi et expérimenté. Il faut distinguer dans la société, comme chez l'individu, une partie automate et une partie tête chercheuse, sans que nous ayons besoin de les opposer radicalement l'une à l'autre. Plus la délibération sera collective, plus les interactions entre la loi et la tradition seront fertiles, la diffusion des bonnes habitudes sociales effective.
Après avoir conservé des habitudes sans en conserver les justifications, avoir adopté les habitudes d'autrui quant aux situations modernes, notre désordre a pu être entretenu par la profusion et le gaspillage de nos moyens. Maintenant qu'il nous faut rationaliser nos comportements, dont nos dépenses, nous ne pouvons laisser les conséquences de nos actions sans examen.
Nos habitudes fantoches tiennent à notre refus de considérer les problèmes dont les solutions connues nous déplaisent. Nous aimons penser que les solutions à nos problèmes ne sont pas de notre ressort, comme nous aimons nous décharger de nos problèmes sur autrui et avons appris à nous décharger sur nos serviteurs et nos machines.
Nous avons désappris à aimer nos habitudes, à reconnaître le service qu'elles nous rendent. Le sens a quitté nos traditions, c'est maintenant le temps de réapprendre à chérir les habitudes que nous nous donnons. Nous tenons à nos croyances, à nos habitudes, parce qu'elles nous facilitent la vie. Elles permettent en économisant notre énergie de performer nos activités. Mais voilà que nous tenons à des habitudes qui dissipent nos forces, des habitudes qui ne font pas la part des situations ordinaires où l'automatisation nous permettrait d'économiser temps, matière et énergie, et des situations inédites où il faudrait nous nous dépenser pour produire de nouvelles réponses, de nouvelles habitudes. Car il coûte de trouver des solutions aux problèmes inédits et il coûte de changer d'habitudes. Les habitudes fantoches ne feront bientôt plus illusion, elles ne pourront pas nous épargner une vie difficile. Nous « réfléchissons » quand nous traversons la rue et nous ne sommes pas disposés à réfléchir quand nous devons le faire. Nous ne nous trahissons pas en nous donnant des habitudes adéquates, au contraire, nous en changeons pour pouvoir rester égal à nous-mêmes ou davantage. Nos croyances et nos habitudes, alors confirmées par notre expérience du monde, nous aident au lieu de nous handicaper.
Il se peut que nous tenions à des habitudes et à des croyances surannées. Les nostalgiques de l'Algérie française tiennent à leurs désirs et à leurs croyances. Ils croient savoir qu'ils ne seront jamais mieux qu'ils ne l'ont été en Algérie. Ils continuent de désirer ce qu'ils ne peuvent avoir.
Nous pouvons nous obstiner dans certains désirs et certaines habitudes au-delà du nécessaire, nous pouvons persister dans l'aveuglement, nous pouvons avoir le sentiment que nous n'avons pas d'autres choix que celui de l'obstination ou de la désagrégation. Les fausses croyances peuvent interdire l'élaboration d'un corps d'habitudes performant, elles peuvent conduire à l'anéantissement.
Il se peut que nous tenions aussi à des habitudes distinctives, que nous ne voulions pas adopter les mêmes habitudes que d'autres groupes qui s'adaptent et auxquels on ne veut pas ressembler. Des habitudes qui font notre identité de groupe. Mais alors les habitudes participent à la formation de « bons » (émergents) ou de « mauvais » (décadents) groupes.
Il se peut que des habitudes soient solidaires d'un milieu inchangé. On ne se comporte pas de la même manière dans un pays froid et dans un pays chaud, on ne manifeste pas dans la rue en Suède comme en France.
Bref, les habitudes servent la cohésion sociale, qu'elles puissent être finalement productives ou contre-produtives. Tenir à une bonne identité de groupe n'est pas égal à tenir à une mauvaise identité de groupe. Il y a des groupes qui montent et d'autres qui descendent, il y a des habitudes performantes et d'autres handicapantes.
Instaurer les habitudes d'une bonne vie
Il n'y a donc que des traditions qui changent, laissant certaines inchangées. Ni le changement ni la répétition ne peuvent être absolus. La Tradition peut se réfugier au cœur de la Modernité et la Modernité comme disparaître dans la Tradition. Que faire pour ce qui nous concerne ?
Nous l'avons dit, pour que notre société « s'articule » convenablement au lieu de se « désarticuler », il faut que les lois se transforment en traditions et que les traditions se transforment en lois. Les lois précédant parfois les traditions et inversement.
Il faudrait aussi s'attacher aux traditions qui honorent notre identité. Il y a des traditions que les sociétés refusent de changer, ce sont celles qui font leur fierté par rapport à d'autres sociétés. Il y a comme des traditions qui restent logées au cœur du changement et qui jouent comme un rôle central dans la cohésion sociale.
Dans notre société, le gouvernement produisait des lois pour régler son activité dans laquelle il projetait d'absorber celle de la société (socialisme d'Etat). Il n'a pas prêté ni attention à la dérive de son activité par rapport à celle de la société, ni au débordement de l'activité de la société par rapport à la sienne. Il n'y avait pas de bonnes lois qui puissent avoir propension à se transformer en traditions gouvernementales et sociales. Pas de traditions qui puissent avoir propension à se transformer en lois. Les lois servent l'exécutif, l'exécutif ne sert pas la loi, d'où son application discrétionnaire. Celui qui fait les lois, l'exécutif dans notre cas, n'a pas pour objectif de se soumettre à la loi, d'être limité par la loi, mais de soumettre autrui par la loi, de limiter l'action de ce qui peut s'opposer à son action. Cela n'a pas du tout le même sens lorsque le législateur s'imagine à la place de la société ou à celui de l'exécutif. La société dont le gouvernement fait partie, quand elle ne suit pas son exemple obéi aux mêmes propensions, ne sert pas la loi et ne la transforme pas en tradition. Les bonnes habitudes de la société, au contraire des mauvaises, n'ont pas propension à se développer et à se transformer en coutumes, traditions et en lois. Et inversement les bonnes lois en bonnes traditions. Chacun veut obéir à sa propre loi. Il s'ensuit que la dynamique sociale n'est pas accompagnée d'une bonne régulation. Pour rendre à la dynamique sociale une régulation en accord avec des principes, il faut compter sur la contagion des bonnes habitudes inspirées par ces principes (valeurs) et multiplier les milieux propices.
Or, il se peut que la société (dans l'intérêt ou contre l'intérêt d'une partie d'elle), ne se différenciant pas en cela de l'exécutif, préfère ne pas se soumettre à des principes, trouvant plus de liberté et d'intérêt dans le désordre que dans l'ordre. Il se peut qu'avec la faillite des anciennes habitudes, le gouvernement se différenciant de la société veuille lui imposer des principes, veuille combattre son consumérisme par exemple, alors qu'elle ne le souhaite pas, lui imposant comme une « dictature de la loi ». Il ne ferait alors qu'accroître son désordre, désorientant et contrariant son mouvement « naturel ». Les dictatures qui ont conduit à l'effondrement des sociétés ont écrasé leurs propensions, leurs dynamismes. La société dirigeante ne dispose que d'une certaine hauteur de vue par rapport à la société, l'une ne peut que préparer l'évolution de l'autre : évolution bénéfique en prenant soin de ses propensions et de leur alternance ou néfaste, en les ignorant. Il faut se rappeler que le besoin d'ordre vient du désordre et inversement. L'attitude convenable consiste à accompagner le désordre pour qu'il puisse se transformer en ordre sans débordements de violence. La société dirigeante ne peut qu'accompagner les propensions de la société vers une vie meilleure en l'aidant à se défaire de ses mauvaises propensions et habitudes, dont les plus importantes consistent à se décharger sur autrui et à compter exclusivement sur l'argent.
*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.
Notes
1- Ce texte navigue entre la sociologie de Max Weber, la théorie de l'organisation d'Herbert Simon et la théorie pragmatiste des habitudes.
2- Sur le sujet, je me permets de citer le travail que je méconnais du philosophe pragmatiste américain Hilary Putnam dont un de ses ouvrages The Collapse of the Fact Value Dichotomy and Other Essays traite explicitement du sujet. Harvard University Press. 2004.
3- Pour Antonio Damasio, médecin, professeur de neurologie, neurosciences et psychologie, les sentiments proviennent des tréfonds de notre chimie organique. Ils nous informent et nous disposent. Voir son ouvrage : Sentir et savoir. Pour une nouvelle théorie de la conscience. Partie III. Des sentiments. Odile Jacob. 2021.


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