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Arts. Visite à Mohamed Louaïl : L'Artiste gentleman
Publié dans El Watan le 05 - 06 - 2010

A 80 ans, toujours aussi fringant malgré la maladie, il est l'un des doyens de l'art moderne algérien. Presqu'un numéro spécial sur un homme humble aux créations magnifiques.
Sur ce boulevard qui fut à l'origine un aqueduc ottoman et que tout le monde continue à nommer Telemly, suivez le cours des automobiles jusqu'au parc de Beyrouth. Avertissement : si vous avez connu ces lieux dans votre enfance ou votre jeunesse, le choc peut être rude. Mais, même sans cela, quiconque sait observer peut constater l'espèce de décrépitude qui s'installe ici. Il reste les arbres, magnifiques, et les bosquets, mais les parterres exubérants de fleurs ont disparu. Les ferronneries se déglinguent. Les cimenteries se craquèlent. Les peintures se léprosent. Et, pourtant, en dépit de tout cela, il reste un air de poésie qui s'incruste par on ne sait quel miracle, aidé quand même par une certaine propreté des lieux.
En haut des sentiers sinueux, se niche la villa Mont Riant, siège du Musée de l'Enfance. Une bâtisse néo-mauresque qui est à elle seule une histoire. Maison traditionnelle à l'origine, elle fut acquise en 1856 par Louis Jourdan, grand éditorialiste parisien du premier quotidien libéral français Le Siècle qui la fait conforter, étendre et décorer avant de la céder à Mlle Laloë qui, elle-même la céda à la Ville d'Alger en 1933, à condition que la propriété soit affectée à un parc municipal et la maison détruite à sa mort, « égoïstement » avouera-t-elle plus tard, afin que « nul ne profanât » l'endroit où elle avait vécu dans l'enchantement. Cette dame qui était la belle-sœur du prince d'Annam, déporté à Alger, renonça à cette exigence stupide sous les arguments de Jean de Maisonseul, l'homme à qui l'Algérie indépendante doit la récupération de dizaines d'œuvres d'art emportées en France par des fonctionnaires coloniaux zélés. La Ville d'Alger céda la maison au Gouvernement général, alors présidé par Jonnard, mentor de l'architecture néo-mauresque et passionné d'art, afin qu'elle devienne un musée ou une maison d'hôtes pour servir de « résidence temporaire à tous nos grands visiteurs français et étrangers : savants, artistes et écrivains. » (Le Journal d'Alger. 12 juillet 1950. François Miralles).
On ne sait pas si finalement cette demeure exceptionnelle accueillit de tels hôtes, mais, soixante ans après ce projet, sans doute emporté dans les méandres de l'histoire, je rends visite au seul hôte de marque connu qui l'habite depuis l'indépendance : Mohamed Louaïl, aujourd'hui l'un des doyens de la peinture moderne algérienne, ancien conservateur du petit Musée de l'Enfance créé sur les lieux. La bâtisse et l'aile de logement sont dans un état aussi délabré. Rien d'étonnant si l'on en croit notre confrère précité qui affirmait déjà que « la villa devra être sérieusement restaurée ». Et, comme par un effet d'osmose, il en va du parc comme de la demeure et de l'homme qui nous reçoit, capable encore à son âge de claquer avec énergie le bouchon d'une bouteille d'eau minérale, mais terriblement affaibli par une invalidité respiratoire. Il est là, dans sa chambre aux murs parcourus de taches d'humidité. Son lit, une simple banquette en vérité, une table basse débordant de médicaments, de compresses et de mouchoirs. Sur un guéridon, près de la fenêtre, un appareil respiratoire. On croirait un équipement de plongée ! En face, un téléviseur allumé. Nadal est en train de jouer un match à Roland Garros.
C'est mon seul loisir aujourd'hui », parvient Louaïl à chuchoter en baissant le son de l'appareil et en reprenant ses longues aspirations d'air qui l'empêchent de parler durant de longs moments. Je me demande si je vais pouvoir m'entretenir avec lui, si finalement je ne vais pas le faire souffrir davantage, si un article en vaut la peine. Mais je perçois dans ses yeux son besoin de parler, une mimique douloureuse à travers laquelle il me fait comprendre d'être patient. Après cinq minutes au moins de sifflements rauques, il me dit : « Je m'excuse. C'est comme ça. » Ces mots, c'est tout Louaïl, gentleman jusqu'aux bout des ongles et au cœur de la maladie. Il a toujours été ainsi, pétri d'élégance, affable, discret et ce n'est pas là abondance de qualificatifs. Dans son pyjama-jogging, adossé contre un coussin - car il a refusé de rester allongé durant l'entretien -, mince et droit, le port altier malgré tout, il reste le bel homme qu'il fut, les traits racés, le regard bleu et pénétrant dans ce visage qui aurait pu être celui d'un grand acteur si la vie n'en avait décidé autrement.
Il est né en avril 1930 à Laâqiba, dans le vieux quartier algérois de Belcourt. Son père, Mounir, était menuisier-machiniste et sa mère, Yamna, était la sœur de Abderrahmane Djillali, historien et homme de religion et de culture. A bien y réfléchir, cette filiation se retrouve dans son art qui mêle le soin des formes et de la parfaite exécution aux préoccupations intellectuelles ou spirituelles. Il fréquente notamment l'école Darwin (auj. Benzineb) qui, à elle seule, mériterait une histoire et où ses dessins d'enfants, ont vite été distingués. En 1942, lors du débarquement des troupes alliées, il entre dans les Scouts musulmans algériens, école de nationalisme et, paradoxalement d'universalisme, si l'on veut considérer qu'il existe des exceptions ou les deux ne sont pas antinomiques.
C'est aussi pour lui l'entrée au collège du Champ de Manœuvres (auj. lycée El Idrissi) où va grandir et s'affirmer sa vocation pour l'art qui le mènera en 1948 à l'école des beaux-arts d'Alger. Les ateliers sont dirigés par d'excellents maîtres européens (Fernez, Laithier, Bersier, Greck…) et de rares Algériens, Mohamed Racim pour la ronde-bosse et Omar Ghemad pour la céramique. Du premier notamment, il gardera le souvenir de son attention envers les rares étudiants algériens. « C'est lui qui faisait notre éducation artistique et politique ». (Algérie-Actualité n° 1073, mai 1986. Abida Allouache). Là, Louaïl se lie avec ses compatriotes étudiants, une belle bande où figurent Mesli, Bouzid, Kara-Ahmed, Yellès et particulièrement Issiakhem qu'il a connu une année avant, lors de parties de foot au Champ de Manoeuvres. Ils en veulent comme on dit, et, ensemble, ils se rendent régulièrement à la faculté des lettres pour assister au cours d'histoire de l'art du professeur Alazard, directeur du musée des Beaux-Arts.
Je regarde les murs de sa chambre. Cinq ou six fusains lui font face, et, parmi eux, au centre, une seule photographie : celle de sa fille. Au dessus de son lit, une seule œuvre : visage désemparé d'un homme pris entre ses propres mains, ses doigts se mêlant entre eux et s'incrustant dans la face avec un extraordinaire effet de coalescence. Je lui en demande le titre. Le Désarroi répond-il laconiquement. Et le ton de sa réponse suggère qu'elle ne pouvait s'appeler autrement. Mais le fait qu'elle soit isolée des autres, le fait de l'avoir ainsi rapprochée de lui interpelle. Non, cette œuvre n'est pas là par hasard. Les autres sont en face de lui pour qu'il les voie. Celle-ci est peut-être là pour que les autres la voient. Un clin d'œil à l'andalou, lui qui a été musicien et élève du grand maître Fakhardji. Un clin d'œil discret, propre à son humilité légendaire et son sens élevé de la dignité. Mais, clin d'œil ou pas, une œuvre qui étale tout son talent : audace créative et maîtrise académique. On sent tout l'apport d'une formation de base solide.
« Quand on était à l'école, dit-il, c'étaient les classiques, aussi bien pour moi que pour Issiakhem, Mesli. Bouzid, Yellès. Les classiques, avec une tendance vers les modernes. Les derniers peintres à l'école classique, étaient les impressionnistes. Après, c'était le terrain vague… ça a éclaté quoi et l'art moderne est né. » Comme ses pairs, Mohamed Louaïl arrive à l'art au moment de son grand tournant historique dont Paris est alors la plate-forme internationale. Durant l'été 1951, il se rend dans cette ville avec Issiakhem. Pour les deux jeunes hommes - Louaïl a 21 ans -, c'est la découverte émerveillée d'un laboratoire créatif cosmopolite. Issiakhem entre à l'école des beaux-arts de Paris. Louaïl rentre au pays. Deux ans plus tard, diplôme en poche, classé premier en gravure, il est recruté au service de l'Artisanat dirigé par Lucien Golvin où exercent déjà Ali-Khodja, Yellès et Kara-Ahmed, tous au fond révoltés de ne pouvoir s'employer que dans ce domaine où l'on pousse les Algériens, juste bons à dessiner des catalogues de motifs de tapisserie ou de poterie, quand certains d'entre eux rêvent de création et d'un véritable statut artistique.
En 1957, la bataille d'Alger éclate. La répression s'abat. Louaïl décide de rejoindre Issiakhem à Paris. Commence alors pour lui une période de bohême laborieuse. Mille métiers, cent misères, il est manœuvre dans le bâtiment, maquettiste dans une agence d'architecture, décorateur de théâtre auprès d'André Acquart, notamment pour une pièce de Jean Genêt et une autre de Kateb Yacine. Je lui demande : « Vous deviez travailler dur pour survivre, que restait-il à l'art ? ». Il reprend son souffle. « Très peu. On habitait une chambre de bonne, une mansarde sous les toits. Il fallait manger aussi. » De ce séjour parisien qui dura six ans, si l'on possède quelques traces des parcours artistiques de Khadda, Issiakhem ou encore de Guermaz et Belanteur qui restèrent en France après l'indépendance, j'ignorais ce que Louaïl en avait tiré. Dans son atelier, quelques petites peintures indiquent l'influence de l'abstraction sur son travail. Formes marron-beige, quasiment monochromes, tons et contre-tons, dessinent des géométries aux angles arrondis.
Datées de la fin des années cinquante, premières œuvres sans doute après les études, il les a conservées à ce jour. Mais quels peintres ou tendances ont pu le marquer ? « Je ne saurais dire. Que ce soit Picasso, Chagall ou Matisse, je les admirais tous de la même façon, mais cela ne veut pas dire qu'ils m'ont marqué ou influencé » répond-il. Je note pourtant qu'il a cité ces trois-là sans hésitation, comme un trio de tête, et que, même à son art défendant, leurs expériences ont dû entrer dans l'élaboration de sa propre démarche. Tous les artistes ou auteurs passent inévitablement par là. J'insiste : quels changements a pu lui procurer l'ouverture parisienne ? Petit geste de la main dans l'air, commissures des lèvres qui s'abaissent, regard lointain porté sur le vide : « J'étais jeune alors. Cela ne veut pas dire que j'étais attiré par l'un ou l'autre. Quand on travaille, on les oublie. » Eh, oui, comme disait Renan, « la culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié »…
Arrive 1962. Louaïl rentre avec Issiakhem en Algérie. En 1963, il est parmi les membres fondateurs de l'UNAP (Union nationale des arts plastiques). L'année suivante, il participe à un séminaire de muséologie de l'Unesco au Nigéria et crée le Musée de l'Enfant dont il devient le conservateur, pensant que la diffusion de l'art et de la culture doit se concentrer sur les nouvelles générations. En 1964, éclate le premier schisme de l'UNAP. Issiakhem claque la porte et crée le groupe des 35 auquel Louaïl adhère. Première action d'éclat dans le landerneau des arts algériens, ses motivations n'ont jamais été élucidées. Il n'en reste aucun écrit ou manifeste. Louaïl éclate de rire, autant que son état le lui permet. « Le groupe des 35 ? C'était les gens en guerre contre l'UNAP (rires). Au départ, c'était Issiakhem contre Yellès. Mais tout cela, c'était enfantin… Il y avait même Zinet avec nous. Il avait fait une petite peinture pour la première expo des 35… ». Silence sur son visage souriant qui se crispe à nouveau pour une autre aspiration d'air. Se souvient-il d'autres noms, d'autres faits ? Il reprend difficilement, malgré mon invitation à patienter. « Il n'y avait ni but artistique, ni culturel, ni politique sinon le rejet de l'UNAP. L'UNAP était une organisation de masse du parti unique. Comme disait Kateb Yacine : ''vous avez fait une union des écrivains sans écrivains, une union des peintres sans peintres''… »
Ce détachement amusé envers les faits, est-il celui du grand âge qui, fatalement, relativise les choses ou encore un trait de personnalité de Louaïl qui, de tout temps, a été un philosophe au sens quotidien du terme ? Les deux sans doute, me suis-je laissé dire. Cependant, l'artiste, sans cultiver le mythe de la tour d'ivoire, s'est toujours méfié des embrigadements. Dans sa création, il a toujours fait fi des choix absolus, pratiquant le figuratif, l'abstrait et le semi-figuratif, travaillant sur tous supports, papier, toile, carton, bois ; passant allégrement de la peinture à la gravure, du pastel au dessin au fusain ou à l'encre de Chine, toujours ouvert aux expériences... Il s'est toujours gardé des écoles et tendances et l'on comprend que s'il a adhéré au groupe des 35, c'était beaucoup par amitié pour Issiakhem, l'amitié étant la seule chapelle à laquelle il a concédé une affiliation. De même, quand je le questionne sur ce qu'on a appelé l'école dite du Signe, il me renvoie un magistral « c'est quoi çà ? ». Je lui précise que je ne partage pas l'appellation mais que certains ont regroupé sous cette expression le groupe Aouchem essentiellement et l'ensemble des peintres qui, d'une manière ou d'une autre, ont recouru ou recourent au signe traditionnel, plus ou moins intégré dans une configuration plastique moderne. « Pfft ! Les signes, les traditions…
Les traditions bougent. Ce qui est tradition aujourd'hui ne l'est pas demain. Les Américains, quelles traditions ont-ils ? Les leurs remontent au mieux au Far West et cela ne les a pas empêchés d'avoir des peintres, de produire de l'art… Ils ont fabriqué leurs traditions. Ils en fabriquent encore comme nos ancêtres en avaient fabriquées ». A-t-il été contacté par le groupe Aouchem lors de sa création en 1967 ? Non, répond-il, « on participait ou pas. Il n'y avait pas d'inscription, ça se faisait comme çà, par affinités ». Cela dit, son rejet des écoles et groupes (hormis l'épisode du groupe 35) était connu dans les milieux de l'art. Mohamed Louaïl a donc suivi sa propre voie artistique. Malika Dorbane-Bouabdellah, historienne de l'art et ancienne conservatrice du Musée national des Beaux-Arts d'Alger, en a fait une analyse magistrale. Parlant de ses peintures à l'huile, elle est arrivée à caractériser au plus près son œuvre globale : « Par sa formation académique, il reste attaché au genre classique qu'il pratique en artiste de la vieille garde : nature morte, portrait, nu, paysage, scènes de genre.
Comme il était inévitable d'échapper à l'attrait de l'abstrait, tous ces genres sont traités en fonction des courants de l'époque : relents de cubisme à la Braque et de post-cubisme, d'informel, de rayonnisme, de schématisme géométrique, d'expressionnisme… il ne se départira pas du réalisme, qui resurgira dans les phases ultérieures de son œuvre. La composition et la facture changent de caractère, au gré des fluctuations esthétiques que ne contredit point la constante de Louaïl, qui garde en éveil et entretient de près, son sens de la mesure et de l'harmonie. Construites ou déstructurées, denses ou sereines, dynamiques ou statiques, elles gardent toujours l'équilibre. » (in Mohamed Louaïl. Musée national Nasredine Dinet. 2006). En d'autres termes, Louaïl se serait fixé en fait sur la période du passage à l'art moderne en intégrant, au gré de son inspiration et sans attachement précis, des éléments appartenant à diverses écoles fondatrices de l'art moderne. Pourtant, ce qui aurait pu se traduire par un éclectisme échevelé a produit une ligne créatrice. Ce « sens de la mesure et de l'harmonie », où s'illustre bien sa manière de rendre expressifs les blancs ou les vides, ainsi qu'un certain regard sur le monde, les êtres et les émotions, ont fini par produire son style et sa manière, cohérents d'une technique à l'autre, d'un thème à l'autre.
Cela fait bien dix minutes qu'il n'a pas parlé et, quand je lui propose de sortir un moment pour le laisser se reposer, il m'invite d'un geste à rester puis d'un autre à poursuivre. J'hésite mais il insiste du regard. Je lui parle de l'absence de préméditation dans son travail en lui demandant s'il en a eu dans les thèmes. « Non, pas même, ça vient tout seul. Le Désarroi, par exemple, je ne l'ai pas voulu. Je n'avais pas même pensé à faire les doigts ainsi. Souvent, on veut faire quelque chose mais on fait autre chose. Des fois, c'est au moment de choisir le titre que l'on change. C'est comme pour L'Obsidienne. J'avais pensé peindre quelque chose que je voulais nommer Notre mère l'Afrique. En chemin, j'ai changé d'avis. J'ai trouvé le titre un peu tendancieux. Et puis, chez nous, on ne donne pas les titres que l'on veut. ».
Louaïl m'autorise à visiter l'atelier, juste en face de sa chambre. Il y règne un ordre impressionnant. Pinceaux, brosses, tubes, chiffons, etc. sont rangés de manière impeccable. Il a toujours été ordonné, mais là règne aussi la marque de l'abandon. Une toile est sur le chevalet, recouverte d'un tissu. J'en soulève un coin. C'est Bande dessinée qu'il a déjà créée en dessin, comme il l'a fait souvent pour d'autres œuvres. Quand je le rejoins, il précède ma question : « J'ai arrêté. Rien ! C'est ça mon désespoir, rien ! ». C'est déjà dur à entendre mais bien plus de le dire. Certains, cyniques ou peut-être plus sages après tout, diront que même les artistes ont une retraite. Mais même à 80 ans, découvrir que l'on ne pourra plus assumer sa passion relève effectivement du désespoir. Surtout quand l'artiste a peu produit, dédaignant la quantité, taraudé par l'exigence qui lui fait faire, défaire et refaire la même création, travaillant lentement, peaufinant une œuvre parfois des mois, sinon des années. Quand je lui en parle, il me répond de manière touchante, presqu'enfantine : « Oui, c'est vrai, Temmam aussi travaillait lentement ». Mohamed Temmam, l'ami disparu, peintre et enlumineur, était conservateur de musée, sur le même boulevard, dans un parc également, celui de la Liberté. Incroyable proximité de destins.
Même noblesse d'âme. La conscience professionnelle de Louaïl l'a empêché également de produire plus et, alors qu'il n'avait qu'une porte à franchir pour passer de son bureau de conservateur du Musée de l'Enfant à son atelier, il s'astreignait aux horaires officiels de travail. « Cela m'a freiné dans ma production, confia-t-il à Abderahmane Djelfaoui. Abandonner mon bureau pour aller peindre et dessiner, cela aurait été escroquer l'administration. Il me fallait mériter mon salaire ». A cela s'ajoutent sa timidité naturelle, sa réserve, sa discrétion… (voire encadré Mohamed Khadda ci-contre). Si bien qu'il a ni produit beaucoup, ni exposé suffisamment, ni jamais songé à gérer une carrière artistique, demeurant méconnu du grand public dans un pays où les peintres les plus célèbres le sont déjà si peu.
Il a généralement participé à des expositions collectives et, les plus grandes manifestations qui lui ont été consacrées furent l'exposition du Musée national des Beaux-Arts en 1998 et surtout l'hommage du Musée Nasredine Dinet de Bousaâda en 2006 qui donna vie à un ouvrage sur son parcours et son œuvre, référence précieuse et de bonne facture. Il reste de tout cela des œuvres magnifiques d'une originalité indéniable. Parmi elles, les fusains qui servaient au départ à initier des projets de toiles, sont devenues des œuvres majeures tant la maîtrise qu'il y a développée impressionne. On croit parfois percevoir des couleurs dans les différentes trames et densités de noirs et de gris. Ses qualités de composition explosent dans l'économie des moyens. Mais les peintures à l'huile, les pastels, les gravures et toute la palette de ses supports invitent à la rencontre d'un univers émouvant et pertinent.
On y croise souvent les femmes dont il a perçu, mieux que tout autre peut-être, les conditions infamantes et les angoisses existentielles, On y retrouve la panoplie des sentiments humains, des réminiscences du passé et des audaces d'avenir, la journée du 5 octobre 88 comme les grandes questions du monde. Du proche au lointain. De l'intime à l'universel. Il souffre encore à devoir parler mais veut continuer. C'est lui qui pose les questions maintenant. « L'exposition Debré au Mama, c'est bien ? ». Il avoue ne pas le connaître et je ressens ce qu'il ne dit pas. « La galerie Isma fonctionne toujours ? ». Je lui réponds au fur et à mesure, craignant qu'il ne me pose une question sur son quartier natal, l'Aâqiba, qu'il n'a pas vu depuis si longtemps et où je ne suis pas passé depuis des mois. Soudain, à propos de la galerie Isma, il regrette qu'elle ait dû se passer du nom d'Issiakhem, suite aux demandes des ayants-droits. Et lui revient alors un souvenir dans ce lieu qui résume tout entier sa modernité et sa générosité : « J'y ai rencontré une fois de jeunes peintres dont certains présentaient des œuvres magnifiques. Certaines m'ont fait honte. Il y a de nouveaux talents, une relève… ». Mais où va donc se nicher la honte ?
Au dessus de la télévision, toujours en sourdine, un fusain dont je lui demande le titre : Fuite du temps, murmure-t-il. Il me confie ce qui l'a en partie inspiré, rien moins que les stances à la marquise de Corneille, complétées ironiquement par Tristan Bernard, le tout repris par Brassens. Et, sans une erreur, il me récite de tête les vers rageurs écrits par le dramaturge à une jeune comédienne, surnommée Marquise, qu'il poursuivait de ses assiduités : « Marquise, si mon visage/ A quelques traits un peu vieux/ Souvenez-vous qu'à mon âge/ Vous ne vaudrez guère mieux./ Le temps aux plus belles choses/ Se plaît à faire un affront/ Et saura faner vos roses ». A quoi Tristan Bernard avait ajouté : « Peut-être que je serai vieille/ Répond Marquise, cependant/ J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille/ Et je t'emmerde en attendant ». Là-dessus, Mohamed Louaïl part d'un éclat de rire, du moins autant que le lui permet son état difficile. Ce rire, au milieu des douleurs, est bien celui d'un artiste capable de tirer la beauté des choses les plus infâmes.


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