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Les migrations transsahariennes, une mondialisation par la marge (4e partie et fin)
Publié dans El Watan le 01 - 11 - 2005

Les journaux maghrébins parlent eux-mêmes de « traite des esclaves ». C'est une économie très juteuse, dans laquelle les représentants de l'Etat sont largement impliqués ; c'est d'ailleurs dans les pays qui étaient les plus « étatistes », comme la Libye, que ce type de trafic prend les plus grandes proportions. C'est ainsi que les navires récemment naufragés en partance vers l'Europe sont partis de Libye ; et cette éventualité aurait été absolument inenvisageable il y a quelques années, lorsque l'Etat libyen, affichant une volonté hégémoniste, se donnait les moyens d'un quadrillage de son territoire. L'affaiblissement de l'Etat dans ces régions rend illusoire tout contrôle, parce que ce trafic est source d'une grande corruption. Les sociétés maghrébines se retrouvent ainsi confrontées à une réalité autant nouvelle que délicate : l'irruption de l'immigration africaine pose un problème sociétal inédit à des sociétés elles-mêmes en proie aux crises sociales, aux dysfonctionnements du mal développement et largement déstabilisées par des plans d'ajustements structurels drastiques. Relégués à la clandestinité - ou, au mieux, à un statut ambigu -, les migrants sont soumis à l'aléatoire et à des conditions de séjour très précaires. Aux tracasseries policières et aux chantages des employeurs s'ajoute un racisme vécu au quotidien, qui prend même parfois des tonalités d'exclusion violente. Celle-ci a été poussée à l'extrême lors des massacres perpétrés par des Libyens, causant la mort de plusieurs centaines de migrants africains. Les réalités de la vie quotidienne sont tout aussi édifiantes quant à la xénophobie et à l'intolérance à l'égard des migrants africains. Les sociétés maghrébines confirment ainsi, à leur tour, qu'aucune société n'a le monopole de l'intolérance. Mais au-delà de la précarité de sa situation et de son exploitation, la présence de cette immigration renvoie aux sociétés maghrébines des interrogations essentielles sur leurs fondements. Ainsi en est-il des mariages mixtes d'Algériennes avec des migrants « clandestins » (200 environ dans la seule ville de Tamanrasset), des enfants nés en Algérie privés d'une existence légale dont la scolarisation, et qui posent en bloc le problème du statut de l'étranger (aucune disposition légale ne prend en compte et n'ouvre la possibilité d'une régularisation), celui du code de la nationalité (quasiment inaccessible à un étranger et non transmissible par la femme), celui du statut de la femme (le mariage mixte socialement inenvisageable pour une femme et interdit, en tout cas, religieusement pour les femmes avec des non musulmans, même si la majorité des mariages observés l'ont été avec des Africains musulmans ou se déclarant comme tels).
Entre deux « lignes de front » identitaires, le Maghreb vers un croisement des altérités ?
A travers ce flux de migrants africains vers le Nord, le contact se densifie et s'élargit entre les deux aires socio-culturelles, maghrébine et noire africaine ; il redessine les « lignes de front » identitaires et reformule la question de l'altérité en faisant se croiser des regards démultipliés : au regard habituel de l'Occident - miroir dans lequel l'interrogation sur soi a pris l'habitude d'être formulée - s'adjoint le regard d'un autre horizon, celui de l'autre « autre », l'immigré dans ces terres d'émigration. Ainsi, au problème sociétal inédit que pose l'immigration africaine s'ajoute surtout l'épreuve doublement déstabilisante de la confrontation à une altérité nouvelle, alors que le Maghreb connaît déjà de graves crises identitaires, enclenchées par l'onde de choc coloniale, prolongées par le tropisme européen (qu'alimente une très forte proximité) et potentialisées, enfin, par un décalage socioéconomique croissant accentuant les frustrations et les affirmations identitaires alternatives violentes (17). C'est dans un tel contexte de fragilisation et de crise que les sociétés maghrébines se voient confrontées au défi d'une nouvelle altérité. En effet, celle-ci se pose, par rapport à l'Europe, dans une perspective complètement inversée : la remise en contact avec l'Afrique Noire, dans les conditions actuelles, pérennise une longue histoire de rapports inégalitaires entre les deux aires. Le migrant africain n'est pas un simple « autre », mais un « autre » qui a déjà une existence dans la mémoire historique et une place assignée dans les représentations. L'inégalité d'aujourd'hui s'ancre, au moins dans les représentations, dans celle d'hier. Elle l'utilise en tout cas pour se justifier. Des rapports inégalitaires ont en effet marqué pendant longtemps, et jusqu'à un passé somme toute récent, les relations entre ces deux aires, à travers notamment la traite esclavagiste pratiquée au Maghreb jusqu'à la fin du XIXe siècle, voire jusqu'au milieu du XXe (même si les formes de cette traite étaient ténues au Maroc). Le présence des esclaves - presque exclusivement d'origine noire africaine - jusqu'au début du XXe siècle est forte dans le paysage social : leur rapport est estimé entre 1 et 7,5% de la population totale marocaine, et les transactions les concernant à plusieurs milliers par an (18). Plus de dix siècles de commerce transsaharien - dont la traite des esclaves a été le principal vecteur avec l'or - ont structuré, au Maghreb et jusqu'au siècle dernier, une représentation de l'Africain construite autour d'un sentiment de supériorité et d'inégalité foncière. C'est cette inégalité qui fonde la construction et la mémoire historiques des rapports à l'Afrique Noire et que restitue en un raccourci édifiant la polysémie du terme « 'abd », usité autrefois dans le monde arabo-musulman pour désigner une fonction (serviteur-domestique), un statut (esclave) et une couleur de peau (noire, de race noire) et qui confirme la tendance à assimiler statut servile et appartenance raciale (19). C'est cette mémoire historique qui est réactivée aujourd'hui lorsque, en Libye par exemple, le terme « 'abd » est l'identifiant publique et quasi unique pour désigner les migrants africains... Ce sont les mêmes constructions mentales, historiquement sédimentées, qui entrent en jeu, encore aujourd'hui, dans l'attitude ambiguë de l'élite citadine marocaine à l'égard de la domesticité et qui expliquent que perdurent des formes de domesticité dont certains aspects sont dénoncés comme étant des « formes modernes d'esclavage ». Ce sont encore ces constructions mentales qui ont joué dans l'ostracisme à l'égard des populations noires en Algérie - y compris à l'égard des élites - pendant la guerre de libération, dans un mouvement national pourtant radicalement uniciste (20). L'armée algérienne, véritable ossature du pouvoir, n'a compté qu'un seul Noir parmi ses dizaines de généraux, et qui, plus est, fut confiné à un rôle discret, à l'écart des centres décisionnels et opérationnels (attaché militaire d'ambassade puis conseiller à la Présidence) et parmi les institutions, seule la centrale syndicale a eu un dirigeant noir. La stigmatisation par la couleur (noire) de la peau est une pratique qu'illustre le sens injurieux que comporte le mot « kahlouche » (« noiraud »). Il faut noter à cet égard comment cette même mémoire historique peut s'alimenter aussi dans l'imaginaire européen dont l'irruption est récente, pour mieux asseoir ses propres représentations : ainsi « nigro » (le mot « nègre » créolisé) est une injure réappropriée et doublement chargée. Aussi, ce nouvel « autre », le migrant africain, surgit-il dans un univers où la mémoire historique le confine à une place préalablement forgée et assignée. Même si les acteurs actuels n'ont qu'une connaissance approximative de la période de la traite esclavagiste dont la mémoire collective de leurs sociétés n'a conservé que des rudiments simplifiés, elle participe, de façon essentielle, aux conflits qui ont secoué les différents pays de cette zone de contact entre monde arabe et Afrique et dont les acteurs remobilisent, pour disqualifier leurs adversaires, des représentations reconstruites aux regards d'enjeux actuels et ramenées à une simple opposition binaire, reproduisant, à ce sujet le même discours du Tchad à la Mauritanie en passant par le Niger et le Mali (21). Et si ces conflits n'ont concerné actuellement que la rive sahélienne du Sahara dans des pays qui ont réuni, souvent artificiellement, les migrations africaines et leur gestion portent les ingrédients de cette confrontation à l'intérieur même de pays maghrébins où le mythe de l'homogénéité socioculturelle des populations est un des tabous les plus intouchables. De plus en plus, parmi les migrants, des jeunes, nombreux, ayant acquis dans leur pays une culture politique et de contestation, refusent frontalement une ségrégation et une répression qu'ils « rationalisent » en référence au passé esclavagiste du Maghreb. Et si, marquant un malaise à la confrontation avec la réalité migratoire nouvelle, le terme « ‘abd » est de plus en plus couramment usité au Maghreb pour désigner les migrants africains, ces derniers sont prompts à qualifier ces derniers pays d'« esclavagistes » et avec une fronde de plus en plus ouverte, d'autant plus ouverte qu'aussi bien dans les confins désertiques où ils sont relégués, qu'aux marges des villes sahariennes où ils se réfugient des rafles (par exemple dans les monticules et grottes à la périphérie de Tamanrasset) ou même dans certains quartiers abandonnés des vieilles villes, les migrants n'hésitent plus à s'opposer aux violences policières et à régir fermement aux sarcasmes des populations. La probabilité que ces tensions à l'intérieur des pays du Maghreb fassent jonction avec des tensions régionales faites des mêmes ingrédients sur cette « ligne de faille », n'est pas à exclure et explique, par ailleurs, la phobie des autorités maghrébines à laisser filtrer des informations sur le traitement de ces migrants dont elles « marchandent » pourtant la présence. Mais mettant à jour les ambiguïtés de la relation à l'étranger, la présence de ces migrants met à jour également celle des relations à l'intérieur de la société d'accueil. Leur présence met ainsi à jour le malaise entourant le statut des Hartanis (descendants de populations serviles). Alors qu'en Algérie et en Libye, ces populations ont bénéficié autant d'un volontarisme des pouvoirs politiques pour leur promotion que de la mise à l'écart volontaire des Touaregs des structures de la modernité et qu'ils ont pu acquérir un statut socioéconomique qui surclasse celui de leurs anciens maîtres (la Fonction publique est, ainsi, aux mains des Hartanis dans les régions sahariennes où leur présence est notable) la présence des Africains au Maghreb, le rejet et le racisme dont ils sont l'objet, remet à jour la marginalisation symbolique dont continuent à souffrir les Hartanis. Aussi leur volonté de se différencier des migrants africains s'exprime par des rejets violents et une surenchère dans l'affirmation du sentiment national. Ainsi à Tamanrasset, les migrants africains trouvent leurs « niches » d'habitat auprès des Touaregs alors qu'ils sont totalement absents des quartiers de Hartanis qui leur sont ostensiblement clos. Et si dans les vieilles villes comme celles de Ouargla (le quartier Soukra) ou de Tripoli, les migrants africains se retrouvent dans les mêmes quartiers que des Hartanis, cette proximité physique est celle uniquement d'une proximité sociale avec les fractions les plus marginalisées des populations hartanis et ne donnant lieu à aucun échange. Leur cohabitation est source de tensions où, dans un déni identitaire, les descendants de population serviles traitent les migrants « d'esclaves » ! Pourtant, c'est dans le milieu hartani que les migrants trouvent les interstices à leur ancrage : ainsi les mariages mixtes qui commencent à prendre de l'importance sont réalisés uniquement avec des personnes de souche hartani. Quant aux Touaregs, alors qu'ils pratiquent et se prévalent de conceptions hiérarchiques archaïques pouvant être choquantes dans le contexte maghrébin actuel, ils offrent le paradoxe d'être ceux qui rejettent le plus la xénophobie. Ainsi si leur volonté de maintenir une distance hiérarchique est très forte (et elle peut aller jusqu'à l'utilisation d'un esclavage explicite ou déguisé en domesticité), ils sont ceux qui revendiquent explicitement le droit à la présence des Africains et à résister aux clichés. Ainsi, cachant peut-être une autre forme de « racisme » et alors que l'apparition du sida est une des « tares » dont sont accusés les migrants aussi bien dans la presse que par l'homme de la rue, les Touaregs (et nous avons pu le vérifier dans des entretiens) soutiennent que ce mal ne peut être véhiculé par des Africains qui ont toujours été présents au Sahara mais qu'il est le fait « d'étrangers » : ceux venus du Nord ! Cela ne peut
s'expliquer seulement par le bénéfice que tirent les Touaregs du transit de ces migrants et dont ils sont les principaux organisateurs. L'explication se trouve, peut-être, surtout dans la familiarité à l'autre construite pendant les siècles de convoyage du commerce transsaharien et qui ont fait l'Africain plus familier que le nouvel arrivé du Nord. Les chemins des migrations, en revivifiant les vieilles pistes et en contractant les distances géographiques, reconnectent donc également les fils de l'histoire, passages obligés pour une intégration par le bas, déjà en marche. Chassé par la porte du nord, il revient par la fenêtre du sud : la réintroduction du cosmopolitisme par la marge. Alors que le Maghreb est, par effet de retour de l'onde de choc produite par la colonisation, gagné depuis les indépendances par un monolithisme culturel et religieux qui a évacué toute dimension cosmopolite - notamment en Algérie et en Libye (au Maroc et en Tunisie, la présence étrangère, entre autres à travers le tourisme, n'a pas de réelle emprise sociale) -, les migrations transsahariennes réintroduisent un cosmopolitisme par la marge, mais en même temps dans une plus grande proximité, parce que porté par des populations modestes qui cherchent, pour leur survie, à se raccrocher au tissu social local. Ce cosmopolitisme - réalité évidente dans les grandes villes frontalières sahariennes - diffuse ses ondes, à une échelle beaucoup plus modeste, jusque dans les grandes villes du Nord. Le cosmopolitisme, c'est d'abord celui de l'africanité, qui se présente à la fois comme une altérité radicale nouvelle pour des sociétés maghrébines coupées de tout contact avec cette dimension mais aussi comme une altérité renouvelée, car il y a un passé de contacts et un héritage commun entre les deux aires. L'africanité est, en outre, une dimension sédimentée dans la culture maghrébine, avec certains pans « fossilisés » qui se retrouvent remis brusquement en contact avec leur « source », à l'exemple des anciens et des « nouveaux » griots, le renouvellement des pratiques de « Candomblé » qui existent sous des formes acculturées au Maghreb. Mais l'effet le plus inattendu et le plus spectaculaire de ce cosmopolitisme, au-delà de l'africanité, c'est le retour (ou l'introduction), au travers des populations africaines migrantes, de la langue française (et anglaise) et de la religion catholique (et protestante). Cet effet s'exprime déjà dans la réactivation des Eglises, réduites jusque-là à des « présences de témoignage » et renflouées par la présence des migrants dont une partie essentielle est chrétienne - d'autant qu'elles jouent auprès de ces migrants un rôle caritatif comblant ou relayant l'absence d'ONG. Cette présence, tout en produisant une sorte de syncrétisme entre les différentes pratiques des migrants venant d'horizons divers et celle des églises « locales » au sein de migrants dont l'expérience des difficultés de la traversée décuple la religiosité, représente également une intrusion dans le paysage culturel et cultuel maghrébin. Une « intrusion » qui, malgré des rejets, est loin de susciter des tensions alors qu'un pays comme l'Algérie, par exemple, est secoué depuis plus d'un an par un débat passionnel autour de reconversions supposées massives du fait du prosélytisme d'églises évangélistes qui profiteraient du reflux de l'islamisme et des désaffections générées par ses pratiques extrêmes. En contrepartie, on observe une diffusion de l'arabe dans les pays du Sahel grâce aux migrations et à la fonction du passage. Symbolisant une expérience et un savoir-faire dans la pratique de la mobilité, cette langue acquiert ainsi une fonction valorisante, aussi bien chez les populations africaines que chez les Touaregs berbères : dans une ville carrefour comme Agadez, l'arabe est ainsi devenu une des principales langues d'échange. Mais le cosmopolitisme s'insinue aussi sur le terrain des modes de vie : ainsi en est-il de l'exubérance et des façons de vivre tranchant avec la relative austérité maghrébine. L'assimilation hâtive des comportements non conformes au rigorisme ambiant dans la sphère publique maghrébine à la prostitution traduit bien le malaise introduit par la confrontation avec des modes de vie autres. La prostitution, réalité indéniable accompagnant et vivant sur les flux - et contribuant parfois à les financer -, en est l'aspect le plus volontiers « vu », probablement parce que le plus aisément stigmatisable, notamment en Libye ou en Algérie, où, sous la pression des lobbies d'opinions islamistes, les manifestations publiques des prostitutions ont été gommées. Un tel raccourci permet l'économie d'interrogations sur soi et pèse de façon aiguë sur le malaise des jeunes, dont le rigorisme n'est pas le moindre des carcans subis. Brouillant les lignes de front identitaire, reformulant la question de l'altérité et croisant des regards démultipliés, les migrations transsahariennes, en introduisant au Maghreb, terre d'émigration, un autre « autre », l'immigré, offrent aux sociétés maghrébines l'opportunité d'une acuité du regard sur elles-mêmes. Elles sont une interpellation qui aiguise l'interrogation sur soi et la soustrait au labyrinthe de la posture construite au seul regard habituel venant de la rive nord, miroir auquel s'est habituée à être formulée l'interrogation sur soi. Participant à la construction de mixités et de métissages nouveaux, elles déblaient les contours d'un espace de confluence qui, organisant la rencontre et les complémentarités entre « périphéries », conforterait également le voisinage de l'Europe. Mais leur gestion voulue sécuritaire par l'Europe, et embrigadant les pays du Maghreb dans un rôle de sous-traitant d'une répression délocalisée loin des frontières européennes, en accusant plus fortement le caractère répressif de leur régime, en creusant encore plus le déficit démocratique dans cette région et en démultipliant les tensions entre pays et populations divers, risque d'aboutir à la réactivation de lignes de tension sur une ligne de faille parmi les plus actives.
Article paru dans la revue Maghreb-Machrek n°185, automne 2005, édité par l'IEP, Paris.
Notes de renvoi
17) J. R. Henry, M. Naciri, Vers une Europe sans rivage, Esprit, Paris, décembre 2003, pp. 151-158.
18) Aoued Badouel Rita (2004), « Esclavage et situation des noirs au Maroc dans la première moitié du XXe siècle » in Les relations transsahariennes à l'époque contemporaine, dir Marfaaing L. et Wippel S., Paris, Khartala, 492 pages.
19) Ibid.
20) Harbi Mohamed (2001) : Une vie debout, Mémoires politiques, tome 1, Paris, La Découverte, 424 p.
21) Lire Arditi Claude (2003) : « Les violences ordinaires ont une histoire : le cas du Tchad », Politique africaine n°91, octobre 2003, pp. 51-67 ; Baduel Pierre Robert (1996) : « Le territoire d'Etat, entre impositions et subvention : exemple saharo-sahéliens » in Badie B. et Smouts M. C. L'international sans territoire, l'Harmattan, Paris, 1996, pp. 41-74 ; Baduel Pierre-Robert (1989) : Mauritanie ou l'Etat face à la nation, REMM, n°54, 1989, Aix-en-Province, pp. 11-51 ; Stewart C. C. (1989) : Une interprétation du conflit sénéragalo-mauritanien, REMM, n°54, 1989, Aix-en-Province, pp. 161-170.


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