L'écrivain psychanalyste est parti d'une phrase de son père : «Ma vie est roman» pour écrire un livre puissant et déroutant. Ali Magoudi, auteur et réalisateur prolifique, marque la rentrée littéraire. Il est sur la liste du Goncourt 2011. -Pourquoi ce titre Un sujet français ? J'ai choisi ce titre pour sa polysémie. Tout d'abord, il exprime le choc qui fut le mien quand je me suis aperçu que mon père, Algérien de naissance dans une Algérie qui était juridiquement française, n'était pas français mais «sujet français de droit local». Ce statut signifiait que, pour les affaires courantes, le droit qui s'appliquait aux «indigènes» n'était pas le droit français mais la loi musulmane, autrement dit la charia. Ainsi, le code indigène traitait de manière discriminatoire et péjorative non seulement ces sujets, mais aussi l'Islam. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant qu'au moment de l'indépendance, la religion ait pris une telle place dans la Constitution algérienne. Il s'agissait de réhabiliter un statut collectif qui avait été l'objet d'un mépris absolu. En matière de discrimination, j'ai aussi découvert l'existence, pour les Algériens se déplaçant en métropole, d'une administration d'exception qui gérait les «sujets français» (mais aussi les «protégés» marocains et tunisiens) à travers un service de la préfecture de police. L'administration française a établi un fichier des Nord-Africains qui aurait été détruit en 1945. Malgré toutes mes tentatives, je n'ai pas retrouvé trace de ce fichier dans lequel mon père devait figurer ni même une seule fiche d'un quelconque autre sujet français. C'est pourquoi, je reste dubitatif sur sa destruction. Peut-être sera-t-il un jour prochain redécouvert par un historien plus obstiné que je ne l'ai été. Ce titre souligne également que mon père est un sujet individuel qui tente de transmettre sa culture en fondant une famille. De ce point de vue, c'est donc aussi un sujet doué d'inconscient, avec ses tours. Enfin, en écho au débat nauséabond sur l'identité qui traverse la société française, c'est un pied de nez à tous ceux qui ont une vision ethnique de la citoyenneté. -Comment définiriez-vous votre écriture pour ce livre, ce souci du détail ? Une précision chirurgicale du moindre détail, démarche, sensation ? Ce livre est une enquête sur un père particulièrement silencieux. Quand j'étais enfant, mon père me disait : «Ma vie est un roman. Quand tu seras grand, je te la raconterai et tu l'écriras.» Il s'en est bien gardé. Malgré cet obstacle majeur, j'ai relevé le défi de reconstruire les trajectoires de sa vie. Avec une première énigme à résoudre : comment et pourquoi se retrouve-t-il en Pologne en 1942 ? Situation qui lui permet de rencontrer une catholique polonaise, ma mère, et qui conduit à la naissance de ma sœur, en avril 1944, à Varsovie. Seconde énigme, dans un contrat de travail établi par le bureau de recrutement allemand de Courbevoie pour le compte de BMW à Munich en 1941, je découvre que mon père s'est marié une première fois et que de cette union sont nés deux garçons. Cette révélation m'amène à rechercher ces trois personnes dans une partie de l'Europe tout comme en Algérie. Pour résoudre ces énigmes, j'ai donc été amené à faire l'autopsie du silence de mon père. Ma démarche a été à la fois très clinique, mettant à plat la réalité de son existence, et quasi policière, puisque j'ai enquêté à partir des archives militaires, hospitalières, des Bottin, des recensements de population, etc. Je prends mon lecteur par la main et l'invite à me suivre dans cette folle enquête qui n'aboutit que dans la mesure où l'auteur fait parler les archives. -Qui est donc votre père ? Mon père est un sujet de l'histoire. Né sous souveraineté française républicaine et coloniale, il a eu à connaître la France de Vichy, le troisième Reich, l'administration communiste en Pologne, la décolonisation et l'indépendance algérienne. Mais c'est également le fils d'un père dont il ne m'a jamais parlé. Pour de mystérieuses raisons, il avait coupé tout lien avec sa propre famille. Je le croyais orphelin de père, or mon grand-père est décédé à l'âge de 82 ans ! Là encore, les archives de la période coloniale, comme les témoignages que j'ai pu recueillir à Tiaret auprès de mes cousins et cousines, m'ont permis de comprendre les causes de la rupture généalogique et culturelle dans laquelle ce père a précipité ses enfants. -Un sujet français est un roman «vrai», un livre sur «les gens de peu, de rien»... Oui. Tout à fait. Ce roman vrai est l'histoire d'un anonyme parmi les anonymes. Chaque être, quelle que soit sa condition matérielle ou sociale, transmet des énigmes à ses enfants. Si ces derniers tentent de les résoudre, ils sont entraînés sur le terrain de l'enquête. En l'écrivant, je me suis retrouvé poussé vers un texte qui relève du polar, du roman d'amour, de la saga historique. -Comment êtes-vous ressorti de cette enquête ? Totalement modifié dans la mesure où l'on n'est rien d'autre que le produit du récit que l'on est susceptible de se faire à soi-même. J'ai réussi à ravauder le passé troué de mon père. J'ai changé de père. Je ne suis plus le même fils. Pour résumer l'affaire, j'en suis ressorti apaisé, capable de transmettre à mon propre fils une réalité de son grand-père décédé, qui n'est plus un fantôme. -Etes-vous, vous aussi, un «sujet» ou un «citoyen» français ? Ce rapport a-t-il changé pour les Français d'origine algérienne de 3e ou 4e génération ? Le titre de mon livre ne concerne pas seulement mon père. Il dit des choses sur moi. Un sujet français comporte en effet des éléments autobiographiques. Je suis d'une génération où l'assimilation complète à la culture française était fréquente. Aujourd'hui, elle n'a plus lieu d'être. On oublie trop fréquemment que la France est en Europe. Que les peuples de plus de vingt nations européennes ont droit de cité dans l'Hexagone et peuvent conserver leur propre langue tout en usant du français. Il n'y a aucune raison pour qu'il n'en soit pas de même avec les populations extra-européennes. -Vous êtes sur la liste Goncourt, vous vous y attendiez ? Un peu, mais surprise exquise tout de même.