D'essence religieuse et mystique, la confrérie des Aïssaoua a joué un rôle crucial dans l'histoire culturelle algérienne. A l'instar d'autres confréries, les Aïssaoua ont pris à bras-le-corps le patrimoine musical algérien et ont ainsi largement participé à sa préservation et à son développement. Les contacts que nous avons pris lors du dernier Festival national des Aïssaoua de Mila nous ont permis d'entrer dans cette histoire passionnante de dialogue harmonieux et salutaire entre les sphères du culturel et du cultuel. Actuellement présente dans plusieurs régions d'Algérie, la confrérie des Aïssaoua se distingue par la richesse de sa pratique musicale. Son activité a connu des fluctuations au gré des événements historiques et des choix politiques. Sa situation actuelle est le fruit d'une longue maturation historique. Fondée au Maroc durant le XVIe siècle par Mohamed Benaïssa El Meknassi, la confrérie a gagné l'Algérie par le petit-fils du fondateur, également nommé Mohamed Benaïssa. Installé d'abord à Tlemcen, il se déplace, suite à un conflit avec le souverain zianide, au beylik de Titteri (Médéa), précisément dans la région de Ouazra. Abdelkader Belaribi (université de Sidi Bel Abbès) revient sur la fondation de la première zaouia des Aïssaoua en Algérie : «Installé dans cette région abrupte, au sommet d'une montagne, Mohamed Benaïssa Seghir travaillait chez la fille du sultan Mohamed Euldj Ali Bacha, une mourabita. Elle a remarqué sa piété et lui a finalement légué ses terres où il pouvait fonder sa zaouia. C'était donc, en 1570, la fondation de la première zaouia aïssaoua en Algérie». La zaouia, qui jouissait d'une grande popularité dans la région, a formé des personnages illustres, à l'image de Mustapha Bacha El Ouznadji qui a pris la direction du beylik de Titteri, puis de Constantine, avant de devenir bey d'Alger entre 1800 et 1803. Durant la période ottomane, la zaouia était ménagée par les autorités par crainte de son influence auprès de la population locale. Elle était, à ce titre, exonérée d'impôts. Il n'en sera pas de même avec les autorités coloniales. En effet, cette confrérie (à l'instar de bien d'autres) s'est engagée dans les résistances populaires au colonialisme. Les Aïssaoua ont par exemple pleinement soutenu la résistance de l'Emir Abdelkader, dont le représentant à Médéa, Mohamed el Berkani, sortait de la zaouia de Ouazra. La fermeture de cette zaouia par les autorités coloniales, en 1877, a accéléré la dispersion des Aïssaoua dans diverses régions d'Algérie. C'est dans ce contexte que la confrérie a joué le rôle crucial de conservatoire de la culture et de l'identité algériennes. Saïd Djabelkhir, chercheur en sciences islamiques et spécialiste du soufisme, décrit les conditions qui ont amené les Aïssaoua à assumer cette fonction : «Durant la colonisation, l'Algérien était interdit d'expression politique, artistique ou autre. La tradition culturelle algérienne a été reléguée à la marge de la société. La musique n'était plus jouée que dans des lieux malfamés, tels que les ''mahchachat'' (bouges) (Alger) ou les foundouks (Constantine). Sa culture étant clochardisée, le peuple algérien était contraint d'adopter la culture du dominant.» Au début du XXe siècle, la confrérie des Aïssaoua, à l'instar des Hansala et de la Qadiriya, a adopté les modes et les rythmes de la musique arabo-andalouse. On retrouve ainsi de grands noms de la musique algérienne issus de voies soufies. C'est le cas des frères Bestandji à Constantine, des Fekhardji et Meskadji à Alger… Pour la première fois les textes mystiques des confréries, auparavant simplement récités, étaient chantés sur les airs de la musique arabo-andalouse et des instruments de musique introduits dans les cérémonies confrériques. «Le résultat est que le peuple pouvait de nouveau écouter sa musique sans se rendre dans des lieux marginaux, note Djebelkheir. Une famille ne pouvait pas se rendre dans un foundouk parce que c'est un lieu malfamé et que les textes n'étaient pas ''tout public''. Avec les confréries, on pouvait écouter du malouf interprété dans les règles de l'art avec, en plus, des textes mystiques. Même des habitués des foundouks quittaient ces lieux et les mauvaises habitudes qui vont avec pour rejoindre les zaouias. Ainsi, l'art est sorti de la marge et les voies soufies ont gagné en popularité». Le rayonnement artistique des zaouias parvenait même aux non-musulmans. C'est le cas à Constantine où Cheikh Raymond Leyris, grand chanteur de malouf d'obédience juive, demandait conseil aux Bestandji en matière d'interprétation musicale et se plaçait souvent aux portes de la zaouia, tendant l'oreille en quête de mélodies et d'inspiration pour son travail. La musique de la confrérie des Aïssaoua à Constantine était arrivée au même degré de raffinement artistique que le malouf. La seule différence étant que les textes des Aïssaoua sont uniquement mystiques. On retrouve par exemple des airs de malouf très connus comme Dhalma, chantés au sein de la confrérie sur un poème mystique. «Nous avons un répertoire de qasidate (poèmes) dans le madih (louanges au Prophète) très riche. Cela implique une richesse également au niveau des rythmes et des modes. La plupart des grands musiciens de malouf ont fait l'école des Aïssaoua. Bentobal ou El Fergani étaient par exemple des proches de la confrérie», témoigne Azzouz Bouabid, membre de la confrérie et fondateur de l'association Rachidiya de Constantine. Un phénomène similaire peut être observé en Tunisie et en Libye où tous les maîtres du malouf sont issus de la confrérie. Bouabid se rappelle d'une époque où les Aïssaoua étaient de toutes les fêtes et cérémonies qui marquaient la vie des Constantinois : «Nous étions implantés dans toute la ville et vivions avec le peuple. Un malade qui guérit, la célébration d'une fatiha (mariage religieux), le retour d'un pèlerin, une circoncision… Pas une fête ne passait sans inviter les Aïssaoua». Ainsi, la confrérie renforçait sa popularité et propageait son message éducatif tout en participant à la préservation du patrimoine musical algérien. «L'autre effet a été que la musique classique andalouse, qui était l'apanage de quelques familles aristocratiques, est devenue beaucoup plus populaire et accessible à toutes les classes, ajoute Saïd Djabelkheir. Les zaouias, en plus de leur rôle religieux, sont devenues des genres de conservatoires. Elles sont l'ancêtre des associations de musique andalouse». Il faut rappeler à ce propos que l'art des meddahine (interprètes de chants religieux) a également donné naissance au chaâbi, ce genre musical au succès non démenti depuis la moitié du siècle dernier. Son fondateur, Hadj M'hamed El Anka, était d'ailleurs surnommé au début de sa carrière «M'hamed El meddah». Avant d'être enregistrée, jouée sur scène et transmises sur les ondes, la musique des confréries était interprétée dans le contexte particulier de la «hadra», ou «qaâda», avec son cérémonial codifié. Azzouz Bouabid nous le décrit ainsi : «Il y a un matelas carré. Le cheikh est au milieu, avec sa table et ses livres, placé entre deux percussionnistes (derbouka et nagharates). Tout le reste c'est la chorale. Dans les deux coins en face du cheikh se placent deux chaouchs. Ce sont eux les aides du cheikh, il veillent à la bonne tenue de la cérémonie. A la fin de la qaâda, les gens se disputaient la nourriture car elle avait la ''baraka'' des Aïssaoua». Cette organisation hiérarchique qui assurait l'ordre et la mission éducative des Aïssaoua est en recul au profit d'une pratique musicale folklorique, regrette notre interlocuteur. «La situation est catastrophique, alerte Bouabid. Les jeunes doivent sortir de la logique de marché. Le cheikh qui avait un rôle d'éducateur n'est plus présent. Le divertissement a pris le pas sur la dimension mystique, artistique et sur le savoir. On en arrive à des troupes qui chantent des textes sans les comprendre et commettent des contresens très graves». Saïd Djabelkheir rappelle que les zaouias ont souffert, après la colonisation, d'une deuxième marginalisation dans l'Algérie indépendante du parti unique à laquelle s'ajouteront les attaques terroristes de la décennie noire. Il salue un regain d'intérêt, notamment parmi les jeunes, au cours des années 2000. Un regain d'intérêt qui n'est par ailleurs pas toujours exempt de tentatives de récupération politique. Quoi qu'il en soit, les Aïssaoua continuent à transmettre leur message de paix et de tolérance en ces temps de mondialisation où le culturel, comme le cultuel, résiste tant bien que mal aux vents violents venus d'Orient et d'Occident.