- Vous avez manifestement élevé le seuil de vos revendications en tant que famille de disparue… La quête de la vérité et la justice qui anime les victimes de l'arbitraire et de la violence, qu'elles soient familles de disparus du fait des agents de l'Etat, ou familles des victimes des groupes islamiques armés, participe du combat actuel dans le pays pour l'avènement d'un Etat de droit et la fin de cette politique mensongère et mystificatrice qui sert d'écran à une politique antinationale et impopulaire qui a bradé et trahi les rêves d'une véritable souveraineté. L'Etat s'obstine à ne rien faire et à considérer le dossier clos parce que, finalement, l'Etat ne peut ouvrir ce dossier que dans un processus de changement du système. Là où le cas des disparitions forcées a été le mieux traitée, c'est en Afrique du Sud. Car la question a été traitée après le changement du régime politique, d'où la fameuse problématique de la justice transitionnelle. En Algérie, s'il y avait la volonté politique d'aller vers le changement, on peut mettre les mécanismes et les structures de la justice transitionnelle et engager le changement de manière pacifique et graduelle. - Mais le pouvoir a formulé la Charte comme une forme de justice transitionnelle… Ça ne peut pas l'être. Pourquoi ? Parce que la question centrale est celle de l'indépendance de la justice ; or, notre justice reste soumise à l'Exécutif, et confondue avec les autres fonctions de l'Etat, et donc elle ne peut pas traiter le sujet dans son statut actuel. - Vous soutenez que la Charte a échoué ? Bien sûr qu'elle a échoué. D'abord, cette charte a été élaborée sans les victimes, c'est donc une charte qui ne reflète pas leurs aspirations. Et d'ailleurs, ces personnes ne sont même pas reconnues dans leur statut de victimes. Ensuite, il faut savoir que l'un des principes de la justice transitionnelle est le triptyque : «vérité, justice, réparation», mais l'Etat algérien a occulté la vérité, occulté la justice et a réduit le tout à la réparation, réduite elle-même à l'indemnisation, qui n'est en fin de compte qu'une aide sociale accordée aux familles qu'il ne considère même pas comme victimes. Autre chose, les victimes et leurs familles n'ont même pas le droit de parler et d'exprimer leurs souffrances dans un but cathartique ; cette période de notre histoire est devenue un trou noir qu'on nous oblige d'oublier. La réalité aujourd'hui nous montre de manière claire et évidente l'échec de la charte. Les victimes des deux côtés ne se reconnaissent pas à travers ce texte, et d'ailleurs, de notre côté, nous avons élaboré une contre-charte. - Mais si cette Charte est considérée caduque et obsolète, y a-t-il autre chose qu'on peut envisager ? Nous, les victimes de la violence d'où qu'elle vienne, nous ne dissocions pas le combat des familles des disparus et celui des victimes des violences de celui des forces qui veulent le changement du système pour aller vers l'Etat de droit. Nous sommes convaincus aujourd'hui que ce pouvoir considère le dossier clos sous prétexte que la charte est passée par voie référendaire. Ils ont peur de la vérité, ils ont peur de rendre des comptes. Et dans la question du pardon, les coupables doivent être jugés. Nous ne sommes pas mus par l'esprit de vengeance, mais nous faisons aujourd'hui le lien entre la crise dans laquelle se débat le pays –cet état de déliquescence et de délitement du lien social– et le refoulement programmé de certaines questions liées à la décennie 1990, d'où le déni de l'Etat à notre égard.