Mathias Enard vient d'obtenir le prix Goncourt 2015 pour son roman Boussole. Il parle de l'Orient qu'il connaît et où il a longtemps séjourné, rompant avec l'image exotique d'une contrée sur laquelle l'Europe a beaucoup fantasmé. Le poète Lamartine dans son voyage en Orient évoque la possibilité de se régénérer et de permettre à son inspiration d'atteindre l'apogée. A contrario, Edward Saïd, dans son ouvrage de référence, L'Orientalisme, déconstruit toute la mythologie créée pour minorer cet espace et les peuples qui y vivent. Avec Boussole, qui se déroule en une nuit d'insomnie, Mathias Enard donne une autre image des Occidentaux tombés amoureux de cet Orient enchanteur. Le roman comprend une masse considérable de références et de noms qui donnent le tournis au lecteur non averti. L'intrigue se déroule à Vienne, capitale de l'Empire austro-hongrois, symbole de la défaite des Ottomans et ancienne ville-frontière entre l'Occident et l'Orient. Comme toute thèse qui se respecte, l'auteur établit une problématique résumée par cette interrogation: «Et si Vienne est la porte de l'Orient, vers quel Orient ouvre-t-elle ?» Une fois la question posée, Franz Ritter, musicien de son état et d'une gloutonnerie qui dépasse l'entendement, va s'efforcer en une nuit de raconter ses Orients. Euphorique, il se sent l'héritier d'une grande tradition qu'il partage avec une procession de figures célèbres, il les convoque pour crédibiliser ses incessants va-et-vient entre Orient et Occident. Son périple commence à Istanbul où il part en repérage pour une certaine Sarah qui avait besoin de retrouver les traces d'un arrière-grand-père parti s'installer à Alger. Le narrateur évoque les nuits magiques de cette ville-continent qui offre des attraits qu'on ne trouve pas dans les grandes capitales. La musique, la poésie dominent avec, en prime, les plaisirs de la chair. Le narrateur rappelle que cet Orient avait même inspiré Honoré de Balzac qui a intégré un fragment de poésie mystique écrit en caractère arabe dans une version de son roman La peau de chagrin». C'est cet Orient, lieu par excellence de grandes innovations philosophiques et poétiques, que l'auteur a voulu restituer, entraînant ses lecteurs sur le chemin d'une connaissance profonde éloignée de tout folklore ou mépris. Mathias Enard, en grand connaisseur de la Syrie et de l'Iran, a réussi à écrire un roman somptueux qui réhabilite l'Orient et, peut-être, le réconcilie avec l'Occident. Sur le même registre des relations complexes entre les deux aires, le prix Goncourt 2008, l'Afghan Atiq Rahimi nous emmène dans un périple inverse qui va de Kaboul à l'Inde pour aboutir en France. C'est en quelque sorte l'histoire de son exil qu'il raconte dans La Ballade du Calame. Mais quelle est la genèse de ce beau livre ? Rahimi répond qu'il s'agit pour lui d'abord de vaincre la malédiction de la page blanche. En effet, depuis 2011, année de la sortie de Maudit soit Dostoïevski, le Goncourt a perdu sa muse inspiratrice. De fil en aiguille, à travers une plongée dans son enfance, il se remémore sa découverte de l'écriture à l'école coranique en tenant entre ses doigts le calame fabriqué avec un roseau pour tracer des lettres. Revisiter le parcours d'une vie par le biais de la calligraphie aide les souvenirs à revenir en masse. On apprend ainsi que Rahimi est issu d'une famille de lettrés avec une mère professeur de dessin à l'Ecole des beaux-arts de Kaboul, et un père juge à la Cour suprême d'Afghanistan. La chute de la maison royale en 1973 jette la famille sur les chemins tortueux de l'exil. Rupture avec la terre natale et découverte d'autres cultures. Mais les notions acquises lors de l'enfance restent ancrées dans l'âme et prédéterminent les choix futurs. En tant que moyen de communiquer avec les autres, la calligraphie a permis à l'auteur de se socialiser. C'est ainsi que La Ballade du Calame devient un hymne à l'art calligraphique à travers l'histoire. Atiq Rahimi nous fait découvrir la callimorphie, soit la conception d'images à partir de lettres. Cet art, né en Perse, et nommé «nastaaliq» a traversé les âges et les espaces. Atiq Rahimi, en créateur aux multiples talents, car à la fois cinéaste et écrivain, s'empare de cet art pour le perpétuer. Ses œuvres sont exposées dans les plus grandes galeries du monde. Ce récit intimiste est une réflexion sur l'exil, la création et la nécessité de trouver sa place dans un monde en perpétuel mouvement, comme le rappelle fort bien Montaigne dans ses Essais en donnant l'exemple de la capacité de l'homme à se tenir en équilibre sur un cheval. Dans ce cheminement de l'Orient vers l'Occident, Atiq Rahimi montre aussi que les migrants apportent toujours dans leur besace un enrichissement pour les sociétés d'accueil. L'histoire universelle est jalonnée par ces échanges salvateurs prometteurs d'un monde meilleur plus humain et plus convivial.