Absence de lieux de pause sécurisés, pièces détachées inadaptées, routes dégradées, manque d'éducation à la culture du poids lourd… Après la série d'accidents qui ont fait cette semaine plus de 20 morts dans des collisions impliquant des poids lourds, les chauffeurs routiers essaient de se défendre. «Nous ne sommes pas des criminels. Les criminels, ce sont ces entreprises qui fabriquent les routes. Elles sont mortelles. C'est une vraie catastrophe. Je défie quiconque d'éviter un accident sur l'autoroute Est-Ouest. Vous portez trop de jugements sans connaître nos conditions de travail.»Après la collision, jeudi dernier à Aïn Sefra, entre un bus et un semi-remorque dans laquelle 13 personnes ont été tuées, les chauffeurs routiers ont une nouvelle fois été montrés du doigt. Hamza, qui conduit un semi-remorque pour une entreprise privée depuis vingt ans, refuse d'être stigmatisé. Pourtant, les chiffres sont là : en 2015, selon la Protection civile, 8770 camions ont été impliqués dans des accidents de la route. Cette semaine, un autre poids lourd a provoqué la mort de quatre personnes à Bordj Bou Arréridj. Quatre autres personnes ont trouvé la mort à Aïn Defla dans un accident où un camion est encore impliqué. Rencontré avec ses collègues au port sec d'El Hamiz, Hamza témoigne de son quotidien face à la mort : «Je fais la route vers la Libye et la Tunisie. Difficile pour les chauffeurs de circuler sans freiner à tout bout de champ. Certes, il y a des chauffeurs qui peuvent se montrer irresponsables, mais il ne faut pas nous incriminer d'emblée.» Salim, 34 ans, chauffeur depuis plus de dix ans, est aussi catastrophé par l'état des routes : «Les travaux sur l'autoroute ne sont jamais annoncés comme l'exigent les normes. Il est insensé que la plaque signalant le chantier soit implantée sur l'endroit même des travaux ! Si un véhicule léger ne peut pas les éviter, que dire alors d'un poids lourd ?» Voleurs De l'avis de tous, l'autoroute est «un chantier permanent sans signalisation ni éclairage». Même les barrages de la gendarmerie sont, pour les chauffeurs, un «danger permanent» en raison du comportement qu'ils provoquent. «On attend des heures avant d'être filtré, alors dès qu'on les dépasse, on appuie sur l'accélérateur, c'est le réflexe de tout chauffeur.» Car les entreprises ne les laissent pas traîner en route. «Nous avons des objectifs à remplir. Si on sent la fatigue, on peut s'arrêter, mais il arrive que l'endroit ne soit pas approprié à une pause. Alors on continue la route», témoigne Salim, qui explique encore : «Il devrait y avoir des relais routiers pour se reposer comme sur toutes les autoroutes du monde.» Hamza enchaîne : «Je ne connais pas un seul chauffeur qui ne se soit pas endormi au volant. Il m'est arrivé de croiser les bras et de dormir quelques minutes sur le volant. Quand on n'a pas où se reposer, on fait comme on peut.» L'option de l'hôtel est à exclure. «On nous donne 4000 DA comme frais de mission ! Cela ne nous suffit pas», témoigne Hamza. «Lorsque je tombe en panne et que je suis obligé de m'arrêter, je tremble. Je sais que les voleurs rôdent. Je me souviens qu'une fois, à cause de la fatigue, je me suis arrêté près d'un barrage de la gendarmerie, pour ma sécurité. A ma grande surprise, ils m'ont demandé de quitter les lieux», témoigne encore Salim. Boucs émissaires Pour ne rien arranger, la circulation en certains endroits est interdite aux poids lourds entre 7h et 19h. «Je ne comprends pas pourquoi des tronçons d'autoroute, comme celui reliant la gare Aomar à Bouira, nous sont interdits d'accès», ajoute Salim. Autre problème évoqué : le prix de la pièce de rechange. Pour un pneu d'origine, il faut débourser 20 millions de centimes. «Je préfère choisir un modèle chinois tout en sachant que finalement, au regard de l'état des routes, il ne tiendra pas. C'est un cercle vicieux. Et l'Etat ne nous aide pas. Y compris dans la conception des rond-point qui ne sont pas adaptés aux poids lourds et nous obligent à faire des manœuvres.» Ils pointent aussi du doigt les conducteurs de véhicules de tourisme qui ignorent tout culture du poids lourd. «Les automobilistes ne savent pas qu'un rétroviseur de semi-remorque ne capte pas tout. Si un petit véhicule est collé à mon pare-chocs, je ne risque pas de le voir… Si je m'engage dans une ligne droite, les autres conducteurs doivent savoir qu'il m'est difficile de faire marche arrière parce que pour un camion, freiner est plus compliqué», tente d'expliquer Salim. «Je pense que nous sommes devenus des boucs émissaires. Mon ami a été condamné à six mois de prison ferme avec retrait de permis d'une année après un accident.» Hamza le rejoint : «Les services de sécurité nous retirent le permis de conduire à tort et à travers alors que nous ne commettons pas plus d'erreurs que les autres. Notre tort est de conduire des engins lourds, difficiles à manipuler, dans un trafic où les conducteurs n'ont aucune culture ni éducation de la route et des poids lourds.»